Le choc est rare, et l’art contemporain le recherche désespérément. Comment choquer encore, dans un monde complètement désacralisé? Le choc est un critères esthétique qui s’est affirmé dans la société du spectacle, suite à l’effacement de la valeur beauté, et particulièrement à la suite de l’acte iconoclaste de Marcel Duchamps avec l’oeuvre culte « Fountain » datée de 1917.

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Objet sinistre et révolutionnaire par lequel on comprend que toutes les conceptions passées de l’esthétique sont oblitérées, et que l’art lui-même est peut-être mort. C’était une oeuvre blasphématoire et iconoclaste (et l’iconoclasme, soit le fait de casser des icônes, est un geste tout à fait rituel… ésotérique comme je vais le développer plus bas) .

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En matière de choc, je suis parvenu à mes fins avec cette « Imitatio Christi ». Oui, Cuoghi, tu as encore su secouer mon système nerveux de vieil occidental si postmoderne et si blasé. Ainsi, ton macabre dispositif m’a fait trouver encore du sens par delà la nullité générale (90% de l’art contemporain, selon mes savants calculs).

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Un vaste camp de décontamination isolé sous des bulles de plastiques occupe un espace immense. L’oeuvre s’appelle L’imitation du Christ (précepte central du Christianisme)… On entre dans le couloir de plastique illuminé comme dans un temple.

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Dans chaque bulle, un christ difforme, objet d’expériences génétiques monstrueuses ou victime de quelque apocalypse nucléaire. Macabre et blasphématoire.

Oui, les symboles chrétiens sont apparemment toujours disponible comme matériel porteur de quelque résidu de signification supérieure encore profanable. On imagine mal la pareille avec Mahomet, par exemple (une oeuvre a été refusée en 2003 par la Biennale parce qu’elle rappelait la pierre noire sacrée de l’Islam, la Kahba). Le relais médiatique serait pourtant assuré, mais plus la sécurité de l’évènement. Le blasphème anti-chrétien relève tout de même d’un arbitrage petit bourgeois un peu lâche: un buzz suffisant mais pas téméraire. D’ailleurs, aucune association chrétienne n’a jugé bon de protester contre Cuoghi et la biennale.

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Putréfaction, alchimie, ésotérisme

Après avoir visité ces bulles et examiné les sculptures abominables, je continue dans le couloir qui enfin débouche sur une paroi noire garnie de restes humains d’expériences sordides, membres détachés, têtes difformes, matériaux organiques indéfinissables, esquissant toujours des crucifixions… Encore l’impression d’être dans un temple maléfique… on a traversé le couloir étroit pour déboucher sur un grand sanctuaire à l’abside  blasphématoire. Et je retrouve la putréfaction (explicitement évoquée dans les notices explicatives de l’oeuvre), élément capital de l’alchimie… Cela nous situe dans ce que j’appèlerais la tendance ésotérique de l’art contemporain… Et l’ésotérisme fait partie de la galaxie du new age. Le new Age est très présent dans l’art, mais ici on n’est pas dans la mièvrerie navrante dont je parlais au post précédent. On est dans le blasphème performatif. C’est mieux. Ou pire. Moins médiocre en tout cas.

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Sympa, non?

Enfin, dernier stade de ce parcours, on découvre, quand on s’est arraché à la vision prenante de la paroi, des containers métaliques qu’on avait négligés à la sortie du tunnel de plastique. Et encore quelques christs ratatinés sur des tables.

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Il s’agit de caissons cryogéniques où par un hublot, on aperçoit d’autres restes humains qui baignent dans quelque liquide opalescent. Mmmmh.

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Et Cuoghi a le mérite de faire tourner l’industrie italienne…

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Un processus initiatique, plutôt qu’une installation

En lisant quelques articles sur l’installation, je me rend compte qu’elle a évolué, et qu’apparemment , elle était bien plus dégouttante plus tôt dans la saison, puisque plusieurs visiteurs décrivent une puanteur indicible qu’elle dégageait. Ceci explique l’inscription qui nous informe, sous l’obligation des « normes européennes d’hygiène », que l’atmosphère est chargée en « spores de moisissure »!

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Et l’oeuvre est instamment initiatique… parcours, Palliers, exposition réelle à la putréfaction (spores de moisissure), mise en danger, blasphème, iconoclasme, contemplation d’idoles en bout de course. Il se passe quelque chose.

Comme dans un temple (égyptien ci dessus, mais le schéma est assez universel), on entre, on passe par des seuils et finit dans le sanctuaire.

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Transformation et changement

De plus, c’est une oeuvre en évolution, en transformation. Un processus, c’est bien mieux qu’une installation. Non seulement les christs ont séché, mais l’artiste a changé leur disposition sur la paroi. Auparavant, ils étaient disposés individuellement. Il s’agissait de cinq ou six christs en ligne, plus ou moins complets, et crucifiés. Le sacrosaint changement est inscrit dans l’oeuvre.

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Tentatives d’interprétation

Quel est le sens? La question est naïve mais pressante. Pour une fois, et c’est un bon point, l’artiste a la pudeur de nous laisser reconnaître ce qu’on y reconnait, comme un test de Rorschach.

Parle-t-on de la fin de l’occident? ou celle de de l’art? deux dadas d’artistes et de la pensée post-modernes, qui les a tant inspirés… Sommes-nous comme ces christs démultipliés et pourris, comme des objets industriels, comme des clones?

De gauche…

On ne peut manquer de penser à AUschwitz et les camps de la mort, qui hantent le monde moderne, comme une preuve manifeste de sa faillite. Ceci nous amènerait à la condamnation de la technique et de la civilisation. Et aussi, à l’instar de Théodore Adorno, à la déclaration de la mort de l’art, puisque selon lui après Auschwitz « Ecrire de la poésie est barbare » et que toute culture consécutive à Auschwitz est « un tas d’ordure ». Ce jugement moral sévère semble presque nous condamner au suicide. Le nazisme représenterait-il l’essence de la modernité et de l’occident (la modernité est par essence occidentale)?

De droite…

Est-ce au contraire une affirmation réactionnaire, contre les valeurs chrétiennes de bonté, d’ouverture qui auraient corrompu l’occident? Des valeurs faibles et décadentes, comme le jugeait Nietzsche (et certes les nazis plus tard)?  Il est vrai qu’on est frappé dans cette biennale, comme dans l’art contemporain en général, par le nombre d’oeuvres (généralement niaises et insignifiantes) qui se consacrent à promouvoir l’accueil des migrants, l’acceptation de l’autre, qu’il soit étranger, lgbt+ ou simplement autre, dans toute son altérité. Cuoghi veut-il dénoncer ces tendances artistiques et sociétales, comme l’écrivain catholique anglais Chesterton qui parlait de Valeurs chrétiennes devenues folles? Ou comme Jean Baudrillard, sociologue visionnaire, qui parlait de la dictature qui se met en place aujourd’hui sous le nom de l’empire du bien? La devise de google est effectivement « Don’t be evil » (ne sois pas mauvais…)

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Le transhumanisme, encore et toujours

Du coup, et pour faire une synthèse oecuménique de ces deux pistes, je ne peux manquer de reconnaître dans cette oeuvre mon obsession favorite: le transhumanisme, et derrière lui, l’impasse civilisationnelle qu’il est censé pallier (donc oui, la fin de l’art qui, dans sa dernière incarnation n’a plus rien à détruire, c’est à dire la fin du blasphème qui a perdu son caractère destructeur/créateur, donc la fin de l’Occident comme civilisation critique, et, soyons larges, la fin de tout)…

Et il faut savoir que le transhumanisme est le nom que Julian Huxley, frère d’Aldous, a inventé pour remplacer celui d » »eugénisme », concept très à la mode dans la première moitié du XXème siècle, mais qui fut un peu démonétisé à la suite du nazisme…

Incontestablement, sont présentes les idée démiurgiques du clonage et de mutation génétique dirigée. Inversement, est évoquée la vie éternelle que devrait nous offrir la technique (avec la criogénisation). Ces deux perspectives évoquent indéniablement une dictature mondiale et une différentiation non d’ordre racial, mais métaphysique, entre deux types d’individus: augmentés et les non augmenté, inclus et exclus de l’empire du bien. En résumé, peut-être que le nazisme reviendra sous les traits d’une dictature au discours anti-nazi.

Ici les moules et les têtes en gestation dans le caisson

Le transhumanisme est intensément ésotérique, pour des raisons dont j’ai beaucoup parlé déjà mais qu’interstrate(s) continuera de creuser.

Matérialiste, le transhumanisme se veut l’héritier de l’alchimie qui est une mystique de la matière et de ses mouvements secrets. Mais paradoxalement, le transhumanisme est aussi intensément idéaliste et platonicien (gnostique, plus précisément) en un certain sens, avec une forte idée l’indépendance de l’âme (bonne) par rapport au corps (mauvais), à la matière et au monde (pareillement mauvais).

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Esotérisme vs Exotérisme / Horizontalité vs Verticalité

Ces idées, gnostiques ou alchimiques, apparentées et pourtant contradictoires, ont accompagné tous les courants spirituels marginaux et secrets qu’on dit ésotériques. Elles sont en forte opposition avec la doctrine universaliste et exotérique de l’Eglise. (car exotérique=public/universel/direct VS ésotérique= initiatique/secret/caché derrières plusieurs sens qu’il s’agit de décoder pour remonter au sens le plus élevé, comme une série de boîtes les unes dans les autres).

Pour monter un degré de généralisation, avec la fin des religions révélées, l’épuisement des états, des hiérarchies et, en fin de compte, de la verticalité, il apparaît que nous vivons dans un monde déséquilibré. Le principe de l’exemple -vertical par excellence, qui constitua la base de la transmission et de la pédagogie jusqu’au XXème siècle est lui-même jugé fasciste et obsolète.

Mais les bases mimétiques sur lesquelles il repose reste pour les gens lucides le principe majeur des rapports sociaux (les lecteurs de René Girard le savent). Et le précepte de l’imitation du Christ était l’incarnation de ce principe dans le christianisme. C’est peut-être aussi cette dénégation ruineuse de la réalité que décrit la désolation de l’installation de Cuoghi. Le mimétisme et la verticalité sont niés officiellement alors qu’ils demeurent officieusement. L’ésotérisme est déchaîné et l’éxotérisme est en voie de disparition.

Voilà donc peut-être mon ultime interprétation de cette série de Christ: une critique de l’action destructrice de l’industrie des images qui a détruit non seulement l’aura des oeuvres d’art (W. Benjamin) mais le sens de la vie et donc la vie. Il n’y a plus de source, plus de référence, plus d’exemplarité, plus de communauté. Juste une grand ensemble désarticulé.

Voilà pourquoi on ne parvient plus à blasphémer à satisfaction, pourquoi la provocation n’a plus de sens. Pour provoquer un scandale, il ne suffit plus de crucifier une vache. Il faut mettre cette vache crucifiée au centre d’une église. Mais qu’on puisse le faire est bien significatif de la défaite de la religion en Occident.

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 entrelacartnouvL’ésotérisme a gagné

Et toutes ces idées transhumanistes et l’ésotérisme débridé se retrouvent non seulement dans l’art, mais partout dans la pop culture. Cuoghi m’avait d’ailleurs bien plus séduit à Genève lors d’une exposition de sculptures hyperimpressionnantes qui m’avaient fait penser aux monstres de H. P. Lovecraft, dont l’univers est intensément gnostique et ésotérique.

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Gongluzion:

Pour en revenir aux christs en putréfaction et en finir, je vous renvoie à une des séries les plus intéressantes qui sont sorties ces dernières années, Westworld, produite par HBO. On y retrouve de façon frappante, les même formes et obsessions que dans l’installation de Cuoghi. Westworld est un parc d’attraction avec des clones humanoïdes programmés pour que leurs comportements s’intégrent dans des scénarios inventés pour le plaisir des visiteurs. Ceux-ci paient une fortune pour pouvoir se défouler dans Westworld sur les humanoïdes de Westworld. Ils peuvent ainsi assouvir toutes les pulsions négatives qu’ils doivent réprimer dans le monde réel.

Ici, on reconnait dans la matrice ronde des androïdes une référence à l’homme de Vitruve de Leonard de Vinci, figure fondatrice de l’humanisme et de la science occidentale, qui rappelait le Christ et signifiait déjà, peut-être le triomphe de la science sur la religion. Elle rappelle aussi que la science moderne est née de l’alchimie et des mouvements ésotériques marginaux de l’occident, de l’ésotérisme.

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L’homme de Vitruve, inscrit ici dans un pentacle, pour souligner le soubassement ésotérique du dessin de Léonard.

Violence, sexe, traumatisme, contrôle de l’esprit habitent Westworld… La métaphore avec le monde sous tutelle que nous proposent les transhumanistes est criante… Tout est fait pour titiller les fantasmes conspirationnistes qui hantent ce pays continent épris de liberté, mais dont le pouvoir de l’Etat fédéral (et des oligarchies financières qui le surplombent) est démesuré.

Et ces fantasmes sont souvent justifiés. « America is a great expriment », phrase qu’on prête souvent à G. Washington complète le tableau, et peut aisément être rapportée à l’empire du marketing, des ingénieurs sociaux, de la gestion de la conscience qui sont les éléments du pouvoir.

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