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Peinture de Michael Page, détail

 

« Tournant affectif »… Encore une arnaque, bien sûr. Mais personne à part moi ne semble s’en rendre compte dans cet amphithéâtre R280 d’Unimail Genève, vendredi passé (24 septembre 2017), bâtiment dévolu aux « Sciences » économiques et sociales, et aussi à la psychologie et pédagogie… et cela dans le cadre de la « semaine de la Démocratie ». Peut-être alors que je suis fou;)? Ou est-ce le monde?

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Couverture de Campus, le « Magazine Scientifique de l’Université de Genève », juin 2017

 

Face à David Sander, spécialiste neuropsycho des émotions et de la prise de décision, chacun s’applatit comme une crêpe, bouche ouverte, langue pendante, attend la vérité nue, sortie de la bouche du scientifique, comme autrefois face au prêtre, mais peut-être encore plus grave.

Or voici l’arnaque:  l’hégémonique « science » économique depuis 50 ans prétend décrire la société grâce à ses modèles « rationnels » qu’elle exporte massivement dans les autres « sciences » humaines et aussi dans le management. Or ces « modèles rationnels » ont montré leurs limites dans tous les domaines avec les crises financières, le populisme, les guerres néocoloniales sous prétexte humanitaires (justifiées par de nombreux « chercheurs », etc.

 

Jusqu’ici, le monde n’était pas rationnel

 

Mais désormais on a compris!

Donc il faut sauver la rationalité économique et manageuriale hégémonique en lui donnant un lieutenant efficace… les « sciences affectives », c’est à dire les neurosciences, nouvellement habilitées à comprendre les émotions.

C’est d’ailleurs notamment le prix Nobel d’économie 2002 Daniel Kahneman qui a initié ce mouvement dans l’économie (on appelle ça l’économie comportementale… analyser les décisions économiques par des émotions, c’est à dire les déterminations inconscientes, non rationnelles du choix, contrairement au dogme de l’économie, jusque là, depuis au moins 60 ans). Enfin, les émotions (qu’on avait oubliées, méprisées, sous-estimées, bête qu’on était) seront intégrées dans des modèles de gestion à appliquer par pour faire tourner la grande machine  technocratique de la globalisation.

Voilà qui permettra aux technocrates et ingénieurs de dire qu’ils sont désormais capable de comprendre ce qui leur avait échappé, jusqu’à présent, ce qui fait que le monde ne tourne toujours pas comme il faut…

Et très bientôt, quand on aura mis en place tout ce qu’il faut, tout ira bien.

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Prolétarisation mentale

Tout ceci peut-être classé dans le grand mouvement de colonisation de la vie, entamé il y a longtemps, aujourd’hui dans son stade avancé de la colonisation de la vie intérieure, grâce aux neuropsys, aux marketteurs, et aux médias, pour le dire vite. Voilà l’aboutissement du mouvement du progrès, c’est à dire du rationalisme occidental et du capitalisme qui en est l’émanation. C’est ce que j’appelle prolétarisation mentale.

« Bientôt un modèle mathématique de la conscience humaine. » Dans le Journal de l’UNIGE, journal de l’Université de de Genève. Cet article nous survend à l’évidence un projet du CISA (Centre Interfactultaire des Sciences Affectives, dirigé par David Sander à Genève)  comme il doit en exister un peu partout dans les universités où le Neuro-cognitif explose (par ex. à Lausanne, avec le sans doute bien plus important et massif Blue Brain Project).

La lecture de l’article vous en convaincra. Sans être religieux, je suis attaché à ce que tout ne soit pas explicable. L’article se termine tout de même par une profession de foi transhumaniste: « À terme, le modèle pourrait également être utilisé pour contrôler des robots humanoïdes, voire offrir un prolongement non biologique à notre espèce. » Wouaouh!.

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L’esprit de finesse vs le rationalisme aveugle

On voit donc ci-dessus que quand les ingénieurs vont au bout de leur pensée, on sort de la raison, par excès de raison… d’où le transhumanisme, bien sûr.

A mon avis, avec ce rationalisme radical, on a détruit une forme de sens commun que nous donnait autrefois la grammaire et la pensée suivie, la mémoire. Cette rationalité grammatisée avait quelque chose de nuancé tout en étant encrée dans une forme de bon sens et de confiance en soi et ses intuitions.

Cela me fait penser à l’esprit de finesse de Blaise Pascal. Ce dernier, à la foi mathématicien, ingénieur, philosophe et écrivain, était décidé à ne pas se laisser hypnotiser par sa propre raison instrumentale, mathématique (l’esprit de géométrie), mais savait la tenir en respect lorsqu’elle voulait s’avancer au-delà de ses possibilités. C?était aussi le message de ce brave Emmanuel Kant.

Tout le contraire de la marche conquérante du neuro-cogno: au lieu de restreindre les prétentions de notre « science » dans leurs justes limites, on la fait repartir à l’assaut de plus belle. Encore un effort, on y est presque!

Donc voilà, désormais, grâce à des gens comme Monsieur Sander, on l’a, la vérité sur les émotions, sur les décisions… L’arnaque devient plus claire quand on se pose la question de ce qu’on perd en contrepartie de cette Bonne nouvelle cybernétique. A bien réfléchir à toutes les implications de cette « science » dans le marketing, la politique, l’économie, etc, on pourra facilement répondre: toute notre vie.

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Blaise Pascal, sur un billet de 500 francs d’autrefois

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Prolétarisation… de Marx à Stiegler

Une chose grandit dans la société de consommation postmoderne où nous nous débattons: la prolétarisation. Tôt ou tard, ce concept emprunté à Georges Simondon par Bernard Stiegler sera connu de tous. On saura que comme l’artisan a été dépossédé de sa liberté d’organiser son travail (Marx), le consommateur (qui remplace le « prolétaire » comme élément moteur dans la phase de consommation hédoniste du capitalisme) a été dépossédé de sa capacité  à organiser sa vie, de la vivre, tout simplement. Non seulement par les machines, la consommation et les médias, mais sans doute aussi par un encadrement technocratique et manageurial de plus en plus poussé de sa vie.

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Problèmes-Solution: la compulsion de l’ingénieur

L’ethos pavlovien et compulsif de l’ingénieur, limite autistique, stimulus et réaction traduits compulsivement en problèmes-solutions, est à la source de tout ça. Cet ethos se réplique partout par un mimétisme naturel et produit aujourd’hui la bêtise en masse comme dit Bernard Stiegler. Et cela a même un nom répertorié par Wikipedia: l’agnotologie ou la production culturelle de l’ignorance.

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La servilité des officiels

Le doyen de la faculté nous fera part de son immense admiration pour Monsieur Sander qui devrait vraiment nous éclairer. Avant lui, la Chancelière d’Etat de Genève a ouvert la conférence en nous expliquant que les recherches d’avant-garde de David Sander permettent « enfin » de saisir les phénomènes irrationnels auxquels est confronté le monde actuel. En premier et unique exemple (pas un mot sur la crise de 2008 et les subprimes) elle citera bien sûr les populismes, le méchant Trump qui est tellement commode pour ne pas voir le système qui l’a produit ( où Trump est plutôt une inversion caricaturale de ce système, fondamentalement technocratique et anticharismatique). Outre sa réthorique, « faisant appel aux émotions plutôt qu’à l’intellect », Trump a machiavéliquement utilisé des méthodes de microciblage des électeurs potentiels tirées d’analyses de big data (données massives) des réseaux sociaux  pour influer sur nos décisions. Mais elle ne dira rien d’Obama et Macron, qui ont utilisé les mêmes méthodes, ni que celles-ci proviennent de la recherche en cybermarketing, qui emploie aujourd’hui tant de neuroscientifiques comme David Sander pour connaître les émotions afin de produire des décisions favorables chez le consommateur (Monsieur Sander nous dira d’ailleurs qu’il travaille avec Firmenich pour étudier les réactions émotionnelles aux parfums).

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Conflit d’intérêt: Mark Zuckerberg peut-il vraiment se présenter aux élections présidentielles US en 2020?

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Une logique rationaliste conquérante

Je ne  vous détaillerai pas le contenu de la conférence. Bien sûr que j’ai appris des choses intéressantes sur un domaine qui me captive. Non, évidemment, Monsieur Sander n’a pas menti, ni sans sans doute manipulé les chiffres. Seulement sa vision exclusivement instrumentale, faite de biais et de mécanismes préconscients, me semble celle d’un chercheur en réalité mal intentionné. Un entomologiste qui observerait des êtres humains comme des fourmis, incapables de se comprendre par eux-mêmes, et que lui est décidé à expliquer de A à Z.

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Connais-toi toi-même! (qui c’est qu’a dit ça, déjà?)

Or, je tiens pour axiome que l’être humain a besoin de se connaître pour vivre et que la science ne pourra jamais lui amener cette connaissance spécifique, ni l’assurance existentielle que confère cette connaissance. Pourtant, l’hégémonie technocratique produit une forme de propagande sourde qui veut nous persuader du contraire. Nous allons tout savoir, nous y sommes presque, dit-elle aussi, alors que l’homme a aussi besoin d’un lien avec le Tout autre, l’inexplicable, le sublime, appelez ça comme vous voulez.

Ce tout autre, c’est aussi notre capacité à appréhender l’expérience comme un tout synthétique… la conscience humaine reste une énigme à elle-même quand elle s’observe et je fais plus confiance aux philosophes, aux phénoménologues qui partent de cette énigme pour décrire l’expérience humaine au lieu de la diviser en variables diverses.

Voilà les raisons pour lesquelles je me suis passionné pour les cours de Jordan B. Peterson, à l’université de Toronto, qui mêlent à une connaissance de pointe des dernières découvertes sur le cerveau à une approche littéraire et mythologique qui sont sans doute des domaine complètement étrangers à Monsieur Sander.

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Un public désorienté et sous influence

Les questions de l’assemblée après la conférence montrent bien l’état de dépossession dans lequel se trouve le public occidental face à l’entreprise d’aplatissement de la psyché par les neurosciences.

« Vous qui étudiez les émotions, avez-vous des conseils pour bien élever un enfant aujourd’hui? »

« Vues la partialité de certains juges et les erreurs judiciaires, ne faudrait-t-il pas -c’est horrible ce que je dis, mais enfin- ne faudrait-t-il pas remplacer les juges humains par des juges électroniques? » Donc vivement le transhumanisme que nous promet Google où, comme dans Terminator, nous serons sous la tutelle bienveillante de l’Intelligence Artificielle toute puissante.

« Comment les recherches sur la décision et les émotions peuvent-elles aider les professionnels de l’investissement. » Oui, bien sûr, la finance est un des premiers secteurs intéressé par les recherches des neurocognitivistes sur ces domaines.

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Petit Dialogue avec David Sander

Avec ma manie de vouloir arriver en conclusion, je n’ai malheureusement pas pu poser ma question en public, mais je me suis précipité sur le chercheur après la conférence, ce qui m’a permis de le relancer dans un petit dialogue que je vous retranscris tel que je m’en souviens;

« Vous ne pensez pas qu’il y a un déficit de connaissance de soi dans toute la population? »

Monsieur Sander ne voit pas très bien de quoi je parle.

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Malaise ou pas malaise?

« Vous n’avez pas remarqué en tout cas dans la population qu’il y a un problème d’attention qui est de plus en plus criant (chez les jeunes notamment)? A partir de là, ne doit-on pas logiquement penser qu’il y a un déficit d’attention à soi, et notamment de connaissance de ses émotions, d’où une méconnaissance de soi accrue? »

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Voir ou ne pas voir?

A ces questions, non seulement David Sander n’avait pas de réponse, mais il m’a avoué qu’il n’avait pas précisément été frappé par ces phénomènes que j’attribuais à l’excès de stimuli (surcharge cognitive), à la crise de l’éducation, de l’alphabétisation et de la capacité à utiliser le langage… Je le soupçonne d’avoir une pensée plate parce que spécialisée. Pas de perspective d’ensemble, pas de de notion historique… Donc au lieu de pointer le problème, on fait ce que sait faire un ingénieur. On fait comme si maintenant on avait la solution, qui nous avait échappé par une faute dans les calculs précédents.

Ensuite, j’ajoutais que les « sciences des émotions » ont un lien étroit avec le développement de l’emprise des géants de la Silicon Valley, qui n’est pas pour rien dans la crise de l’attention.

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Les poilus!

Là il commençait (mais c’est peut-être moi qui suis parano) à me prendre pour un dangereux luddite gauchiste. Du coup j’ai sorti la pièce maîtresse à l’appui de la thèse d’une désappropriation progressive de la vie mentale:

« Il n’y a qu’à lire les lettres des poilus pendant la grande guerre [1914-1918], je pense que vous les connaissez? » Bien sûr, il les connaissait, et il ne pouvait qu’admettre que c’était un sacré témoignage sur l’existence autrefois d’êtres humains, de toutes les classes sociales, en contact profond avec leur intériorité, capables surtout, grâce à la maîtrise de la grammaire et à la possibilité structurelle de se trouver seuls un moment en face d’une feuille de papier, d’explorer les aspects les plus profonds d’eux-mêmes. »

Les Poilus, soldats français de la 1ère guerre mondiale, et leurs lettres.

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Mon gambit final!

Durant la conférence, Mark Sander avait pointé les évolutions de la science neurocognitive, qui avait situé le siège des émotions dans le système lymbique il y a 50 ans, avant de se rendre compte que les choses étaient bien plus complexe et interconnectées. Je lui demandais donc s’il se pourrait à son avis que nous nous trouvions dans 50 ans devant de nouvelles découvertes qui invalideraient à leur tour le savoir actuel. Il ne pouvait que me répondre par l’affirmative, non sans évoquer la sacrosainte et éternelle « évolution de la science ».

Je lui assénais alors ma profession de foi anti-scientiste. Effectivement, il faudrait démêler ce fatras entre sciences et savoirs. Réhabiliter ces derniers et relativiser l’importance des premières (qui elles mêmes, les sciences humaines « molles », neuro/cogno incluse dans cette mollesse, mériteraient d’être appelées « savoirs » et non des « sciences », afin de réhabiliter le mystère, voire la sacralité, liés à la subjectivité) et de les différencier de sciences irréfutablement empiriques comme la physique ou même la biologie.

Enfin je lui demandais s’il croyait en Dieu ou s’il avait une quelconque démarche spirituelle, ce à quoi il me répond par la négative. Même pas du yoga! Un dur!

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Gongluzion:

Toutes les opinions sont dans la nature

J’en concluais qu’hélas, nous en sommes encore loin de voir une analyse de la prolétarisation, du désaisissement méthodique de l’humanité par la technocratie émerger, comme la brochette de questions que je citais le montre. Ce pourrait pourtant être la version officielle de l’Histoire (et de l’Histoire des sciences), si nous étions objectifs et logiques. Mais il y a toujours des concessions à faire au mythe du progrès qui s’appuie sur une tendance biologique naturelle à l’optimisme, dont les ingénieurs/manageurs sont la fine fleur. Et paradoxalement, leur action globale instaure un régime post-rationnel où l’home abdique son âme, sa sa raison, pour les remettre aux technocrates, aux machines, à la Machine.

Je le répète: les neurosciences ne respectent pas l’intériorité et servent avant tout à la gestion de la conscience humaine par les marketeurs, les économistes, les ingénieurs sociaux et la Silicon Valley. Et l’on ne saurait les envisager sans penser à leur insertion dans ce système hégémonique, qui reste celui de la rationalité occidentale hypertrophiée, dont le « tournant affectif » n’est qu’une accélération, où la raison elle-même est mise en danger.

Et la place que prennent ces sciences neuro-cogno dans les médias et dans l’esprit du public sert aussi à assurer les gens qu’ils doivent se confier à la Machine. Cet espace démesuré, en négatif, nous montre le recul de tous les savoirs fins comme la littérature, la grammaire, la philosophie, qui ont de moins en moins voix au chapitre face à la « science ». Et quand je dis de moins en moins voix au chapitre, je parle aussi de leur place dans l’académie. Le Neuro-cogno absorbe les budgets, multiplie les centres de recherche, tandis que les humanités reculent en terme de budget, comme en terme d’effectifs, sous les effets de la mode.

C’est sans doute pour cela que petit à petit on a pathologisé les comportements des adolescents et que nous nous dirigeons vers la médicalisation généralisée des enfants à l’école avec les Troubles de Déficit de l’Attention et de l’Hyperactivité (avec la fameuse Ritaline, entre autres). Pourtant, les problèmes d’attention ont des sources sociales très diverses, mais invisibles pour nos chers ingénieurs, spécialisés, penchés sur leurs variables et tests divers. C’est le schéma général de la technocratie aveugle, qu’on pourrait poétiquement appeler l’industrie des effets pervers.

 

 

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Oeil de l’ordinateur Hal, dans 2001 l’Odyssée de l’espace. Symbole de la dépossession de l’homme par la machine.