« Si les services secrets US ont entrepris de droguer toute une génération d’Américains, ils l’ont fait pour la désorienter, l’anesthésier et la dépolitiser. »
Carl Oglesby (1935 – 2011), leader politique des années 60, ex-président du SDS (Students for a democratic society), plus tard professeur de Science politique au Massachussetts Institute of Technology (MIT)

Timothy Leary, dans un lotus approximatif
Je vous ai dit que les séries jouent au ping-pong avec les nombreuses théories du complot qui traînent sur le web ou ailleurs (ST, post 1). Mais n’ai pas explicitement exposé celle qui est évoquée par Stranger Things. C’était une tort que je répare maintenant, d’autant plus volontiers que nous arrivons bientôt à l’anniversaire des 50 ans du Fower-power.
Cette théorie, bien des acteurs de la contre-culture l’ont formulée:
Le LSD aurait été délibérément promu par la CIA ou des centres de pouvoir US pour fracturer le mouvement politique de gauche des années 60 qui luttait contre la guerre du Viet-Nam et pour plus d’égalité sociale

Allen Ginsberg
C’est ce qu’a aussi fini par penser Allen Ginsberg, poète de la Beat Génération qui avait été embarqué dans la grande opération de promotion du LSD de Leary dans les années soixante. En 1977, il se demandait rétrospectivement s’il n’avait pas été le vecteur involontaire d’une « opération de contrôle mental d’ampleur mondiale qui aurait triomphalement atteint son but ».
C’était à une conférence intitulée Le LSD, une génération après, à Santa Cruz en Californie. On y retrouvait toute fine fleur de la culture psychédélique: hippies, poètes, fans de New Age et psychologues (dont beaucoup de la CIA et du MK Ultra).
Timothy Leary, gourou suprême du LSD, était là, bien sûr. Des journalistes l’y ont interrogé sur la question, et voilà ce qu’a répondu ce grand professionnel de l’esbroufe sur un ton badin:
« Ça n’était pas un accident. Tout était entièrement planifié et scénarisé par la CIA et je suis entièrement favorable à la CIA. »
Ca laisse quand même songeur. Ce qui est historiquement certain est que le psychédélisme et le Flower Power (le hippies) ont eclipsé les mouvements de gauche qui auparavant luttaient contre la guerre. Car pour Leary, la priorité était à la libération universelle de la conscience (par le LSD).
Marketing de la drogue

Human Be-In, grand rassemblement à San-Francisco, 1967
C’est aux alentours de 1965 que Leary, ex-professeur de psychologie devenu gourou du LSD, a lancé une campagne médiatique massive pour le LSD à coup d’interviews, d’apparitions télévisées et de collaborations musicales et discographiques. Elle a été relayée par toute la grande presse US, ainsi qu’aux grands rassemblements de la contre-culture. Beaucoup, qui font l’hypothèse du complot contre la gauche, questionnent cette complaisance généralisée dans l’Amérique puritaine des années 60. Acid dreams, livre de référence sur le sujet, si il rejette cette thèse, ne cesse d’évoquer des acteurs de l’époque qui l’ont formulée ou qui ont soupçonné Leary d’être un agent d’infiltration.
Ci-dessous, quelques unes des couvertures des années 1966 et 1967:
Le Flower Power contre la politique

« Les hippies, philosophie d’une sous-culture », 1966
D’après Acid Dreams, le LSD est le catalyseur qui a permis le Flower Power, dont Leary est du coup le Deus Ex machina. Avec l’apparition des hippies, la contestation s’est transformée en contre-culture. La paix est devenue un slogan mystique qui n’avait plus rien a voir avec l’actualité. L’amour libre et la libération de la sexualité ont remplacé les problèmes d’exploitation ou ceux du tiers-monde. C’était bien pratique pour le gouvernement américain.
Les mouvements de gauche, concurrencés sur le terrain de l’émancipation, allaient en effet se fracturer entre les freaks (amateurs d’acide et promoteurs de libération universelles) et les autres, ringardisés pour leur sérieux. Ils furent aussi éclipsés par les stars du rock, converties au LSD, qui avaient pris le relais de la contestation. Bien qu’opposées à la guerre, ces nouvelles idoles intégraient la politique dans l’économie spéctaculaire. Et de toute façon, il y avait un combat bien plus important à mener en priorité contre la vieille rationalité occidentale: la libération de la conscience universelle.
Leary avecJerry Rubin, leader politique étudiant converti au LSD. Dans les années 80, il sera un grand avocat du capitalisme boursier
John Lennon et Yoko Ono avec Lim Leary, « Au lit pour la paix » (Bed-in for Peace) en 1968, concept symptomatique de l’anesthésie de la contestation par spectacularisation
Vague religieuse, vague messianique
Avec l’appui des médias et de cette armée de VRP de luxe, la révolution psychédélique est devenue une vague religieuse mondiale. Et messianique, puisqu’elle se proposait grâce à la drogue d’instaurer l’amour et l’harmonie sur terre, autrement dit le paradis.
Pour cela, il fallait abattre le mal: la civilisation industrielle, productiviste et patriarcales, certes, mais surtout la rationalité et la logique. Leary, tripé plus souvent qu’à son tour et grand manieur de paradoxes, était un modèle à cet égard.
Comme les premiers chrétiens avec l’Evangile, les hippies et les freaks se sentaient investis d’une bonne nouvelle qu’ils devaient propager de par le monde. Et avec le LSD , est venu tout un discours et une esthétique mystiques et religieux empruntés un peu partout dans le monde: boudhisme, hindouisme, ésotérisme, islam, indiens d’Amériques, etc. C’était aussi les débuts du New Age.
VRP, Gourou et Agent (de l’Histoire)

Acid dreams, somme journalistique de référence sur l’histoire du LSD (1985, complété en 1992), source principale de ce post. (lien vers la version PDF)
Tout cela eut-il été possible sans Leary? Non, répond Acid Dreams. Il a agi comme un déshinibiteur essentiel. Pour que le mouvement devienne un mouvement de masse, qui d’autre que lui aurait pu venir à la télévision expliquer l’impensable (pour l’époque)? Que c’était la drogue qui allait nous permettre de rencontrer Dieu! Il s’agissait d’un acte de disruption de première catégorie: réunir l’absolu divin et ce symbole de déchéance sociale qu’est la drogue. Sur l’échelle de la révolte, il a placé la barre à un niveau stratosphérique. Comment la jeunesse aurait-elle pu ne pas être séduite? L’ex-professeur de psychologie imbibé d’acide, figure paternelle aux allures de farceur divin, était bien le parfait promoteur pour une telle formule formule packagée d’émancipation, de drogue et de révolte.
Acid Dreams conclut donc que Leary est un super-ouvre-boîte pour le cours de l’histoire (culturelle, des moeurs, économique, etc…). Il en a prodigieusement accéléré les tendances certes déjà présentes. Telle est d’ailleurs la fonction habituelle du messianisme dans le cadre d’une analyse historique matérialiste.
Leary dans le texte:
Ci-dessous, un échantillon de quatre jolies déclarations et slogans de Leary en anglais, avec ma traduction (certainement approximative):
« Of course I’m a charlatan. Aren’t we all? » (Acid dreams)
Bien sûr que je suis un charlatan. Ne le sommes-nous pas tous?
« It’s all God’s flesh, » he insisted. « LSD is always a sacrament: whether you are a silly thirteen-year-old popping a sugar cube on your boyfriend’s motorcycle, or a theatrical agent giving pot to a girl to get her horny … or even a psychiatrist giving LSD to an unsuspecting patient to do a scientific study. » (ibid.)
Ce n’est que la chair de Dieu [insistait-t-il.] Le LSD est toujours un sacrement: que vous soyez une gamine de treize ans qui avale de l’acide sur la moto de son petit-ami, un agent artistique qui fait fumer une fille pour l’exciter… ou même un psychiatre qui donne du LSD à un patient non informé pour faire une étude scientifique.
« Find the wisdom in yourself. Unhook the ambitions and the symbolic drives and the mental connections which keep you addicted and tied to the immediate tribal game. » (Ibid.)
Trouve la sagesse en toi-même. Décroche des ambitions, des pulsions symboliques et des connections mentales qui te maintiennent dépendant et captif du jeu tribal apparent.
« In a carefully prepared, loving LSD session, » Leary stated, « a woman will inevitably have several hundred orgasms. » (interview à Playboy, ibid.)
Lors d’une session [un rapport sexuel, je présume] au LSD soigneusement préparé, avec amour, [affirmait Leary] une femme aura inévitablement plusieurs centaines d’orgasmes.
Et l’expressionnisme abstrait aussi, la cia serait dans le coup. Y aurait pas de fumée sans feu ni d’art contemporain nul sans elle. Le complot in vitro. Et Marcel Duchamp, on le met où?
Oui, la CIA et l’expressionnisme abstrait, c’est certain, accepté, officiel. Marcel Duchamps, je ne crois pas qu’il ait des liens avec la CIA, qui n’existait d’ailleurs pas avant 1948. Ce qui est assez évident, par contre, c’est qu’il y a eu une forte dose de public relations dans le « scandale » autour de l’oeuvre fontain qui je crois n’a jamais eu lieu. C’est ce qu’on lit entre les lignes dans la page Wikipedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Fontaine_(Duchamp)). Duchamps et son galleriste ont monté tout ça en épingle.
Par contre, je suis assez certain que William Burroughs, parrain de la Beat Génération était un agent plus ou moins au service de la CIA et des services anglais. C’est que que suggère très fortement la lecture de ses oeuvres, comme le Festin nu, notamment. C’est aussi ce qu’insinue de manière très insistante l’adaptation qu’en a fait Cronenberg qui met en évidence le caractère autobiographique du livre.
Après, il y a tous ces promoteurs du LSD qui ont suivi Leary, comme Ken Kesey, les Gratteful Dead, Terrence McKenna. Nous en reparlerons bien sûr, à l’occasion des 50 ans de la révolution contreculturelle ;).
Bonjour,
Marcel Duchamp, on peut le ranger au magasin des promoteurs d’une certaine idéologie de classe. Quand il affirme que l’ennemi de l’art serait le goût, c’est une façon d’éluder la question essentielle du distinguo entre goût comme moyen d’accession au bonheur par l’assomption d’une inclinaison sensible, et « bon goût », qui ne soit rien de moins que la prescription bourgeoise de l’autorité esthétique, celle même qui fasse de l’art contemporain un vecteur privilégié du spectacle marchand.
Euh.. donc le goût c’est bien, mais le bon goût pas bien?
le goût c’est la capacité développée par la personne à s’orienter suivant sa sensibilité. l’injonction implicite de l’art conceptuel c’est de privilégier l’intellection rationnelle face aux phénomènes, autrement dit de s’aliéner aux sensibles. c’est en cela qu’il rejoint la sacralisation d’une société bétaillère de consommation : une société où les personnes sont encouragées à atrophier leurs goûts rend ces mêmes personnes perméables et dépendantes aux « modes », par lequelles on leur fournit des substitutifs, des produits marchands de remplacement du bonheur, qu’il faille renouveler constamment, au grand bonheur de qui en spécule sur la valeur ajoutée.
Non c’était une boutade. Duchamp, ce sérieux plaisantin perpétuel, a joué avec la SIA (société des artistes indépendants) et avant les années 60, il était peu connu et reconnu en Europe. Ce que j’insinuais, c’est que dans le tournant qu’a pris l’art actuel, Marcel Duchamp parait nettement plus important que ce qu’a pu induire la CIA en utilisant les artistes de l’expressionnisme abstrait à leur insu pour leur propagande américaniste. D’ailleurs cette promotion se voulait « ouverture » des USA sur le monde, démonstration de liberté durant la période noire du McCarthysme. Je suis sûre que Pollock, Rothko ou de Kooning, s’ils en ont profité, n’en seraient pas moins reconnus sans cette indésirable manne.
Merci pour votre article et votre réponse.
Pour Pollock, je suis pas sûr.;)