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Endemol est la boîte de production qui au début du XXIème siècle a inventé et vendu dans le monde entier la télé réalité, avec Big brother et ses concepts dérivés comme Loft story, Secret stories, etc. Il est donc piquant et symptomatique qu’elle ait produit Black Mirror, étoile de lucidité sur les effets sociaux dévastateurs des médias et des nouvelles technologies.

Mais quoi de plus logique que les inventeurs de la télé réalité produisent aujourd’hui Black Mirror, cette critique radicale de la société du spectacle 2.0, après avoir tant fait pour promouvoir son avènement? Cela corrobore superbement l’adage qui dit que le capitalisme permet de récupérer toutes ses contradictions.

Le deuxième épisode de la première saison de Black Mirror (2011) était déjà consacré à la télé réalité et c’est pour moi le meilleur de la série (mais je n’ai pas fini de regarder la troisième saison). Ce petit film digne de Kubrick illustre justement la récupération systématique (systémique) de la rébellion par le système du spectacle.

Le premier épisode de la troisième saison (2016), sujet de mon précédent post, est consacré aux réseaux sociaux et je crois qu’il y en a d’autres par la suite sur le sujet. Du coup, j’ai pensé qu’il était urgent de souligner les liens entre ces deux « dispositifs » emblématiques de notre société du spectacle 2.0 (télé-réalité et médias sociaux) et montrer comment ils s’insèrent dans le mouvement historique du capitalisme tardif.

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Société du spectacle 2.0

Se montrer, être soi-même, s’assumer, s’accomplir, telles sont les obligations de plus en plus pressantes qui s’imposent à l’homme (post-)moderne. Les médias sociaux lui permettent de, et l’invitent à remplir ces obligations. C’est un mouvement historique qui procède d’une prolifération multisectorielle et transversale (idéologie, technique, culture) à l’instar des fractales, dans toutes les dimensions, à toutes les échelles, comme ci-dessous:

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La télé-réalité et les médias sociaux

Dans la télé réalité comme dans les médias sociaux, on a un espace d’exhibition de l’individu face à une collectivité. Dans le cas de Loft Story/Big Brother, le processus est dédoublé, puisque l’individu est déjà isolé face aux autres concurrents et ensuite, plus essentiellement, face au public de l’émission. Dans les deux dispositifs, il existe des procédures permettant d’apprécier les individus ou du moins leurs contributions (les notes, sur RbnB et Uber; les like sur Facebook; les votes du public dans la télé réalité, ainsi que le confessionnal qui permet d’influencer les votes).

Chacun des deux dispositifs est un espace social artificiel créé par une entreprise de médias. Ces services inédits  offraient à l’usager (ou au concurrent) de s’autopublier, de se montrer au monde, tel qu’il est et pour ce qu’il est.

Réplication/amplification de l’open space

L’open space est un dispositif très proche de la télé réalité, et qui l’a sans doute inspiré. Le management moderne a isolé les individus pour mieux les contrôler et affaiblir les organisations syndicales. Aujourd’hui, chaque « collaborateur » est sommé d’exister dans un espace de visibilité commun où la compétition sauvage est masquée par un ethos de séduction narcissique. Mais c’est justement sur ce terrain de la séduction, faussement mielleux, que culmine la compétition, comme dans le Loft ou dans Nosedive (Black Mirror s0301). On a ainsi intégré les techniques de relations publiques propres à la communication des entreprises à chaque individu, pour chaque individu. La même forme se répand à tous les niveaux, à toutes les échelles.

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L’émancipation du désir brut, débarrassé de tout objet

Auparavant, les médias s’intéressaient aux stars pour leurs produits (films, musique, etc.), même si dans le mouvement général de la personnalisation narcissique, ceux-ci étaient de moins en moins importants. Ils subsistaient néanmoins comme prétexte à l’exhibitionnisme du star-system, qui sans eux aurait paru indécent. Dans ce grand mouvement vers le vide de la séduction pure, la télé-réalité est un procédé technique qui, à l’instar de l’open space, a permis de rompre des digues morales qui entravaient l’avancée de l’ethos hyper-individualiste. Enfin les stars allaient devenir des individus Lambda, et vice versa. Enfin, ceux que les journalistes osent encore parfois appeler les « vrais gens », allaient jouir de la célébrité dont on les avaient si longtemps privés! On voit aujourd’hui que le marketing, dont l’action a été assez contestée ces dernières années, utilise les réseaux sociaux et les youtubeurs pour se donner un supplément d’âme et de légitimité.

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Le scandale du Loft

Parfois, un dispositif nouveau de gestion de la conscience est effectivement trop en avance et heurte les sensibilités. Ce fut le cas en 2001, lorsque M6 diffusa Loft Story, nom sous lequel on a choisi de vendre en France la franchise internationale Big Brother produite par Endemol. Il est déjà intéressant et peut-être même flatteur pour ce pays qu’on ait pu penser que la référence directe au grand roman dystopique de George Orwell, contrairement au reste du monde, y serait perçue négativement. Mais le scandale arriva quand même; et les commentateurs et les intellectuels se sont acharnés pendant des mois sur les plateaux télé et dans les journaux pour dénoncer l’aberration toxique de ces zoos humains. A ce moment, le scandale moral était comme déjà contenu dans le concept: un jeu qui consiste à vivre devant des caméras et à se faire aimer du public tout en s’éliminant chaque semaine. Le procédé encourageait sans tabou tous les aspects les plus décriés d’un capitaliste hyperindividuel spectacularisé.

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Scène mythique de la Piscine, Loft Story (2001), Loana et Jean-Edouard font l’amour en direct

La résignation

Patrick Le Lay, le patron de TF1, s’était même fendu d’une tribune dans Libération où il exprimait son indignation et manifestait la volonté « de faire obstacle à l’intrusion en France de la télé poubelle ». Quatre ans plus tard, tout le monde s’était habitué aux zoos humains, et Patrick Le Lay affirmait que son travail consistait à vendre du temps de cerveau disponible à Coca Cola.
Progressivement, les réseaux sociaux ont développé les marchés en expansion de l’exhibition et de la promotion de soi-même. Aujourd’hui, des stars imprégnées par l’ethos de la télé réalité comme Kim Kardashian, Paris Hilton, Nabila vivent exclusivement du produit de l’exhibition de leur vie dans les médias (sociaux ou non). Ces personnes, devenues des marques, suscitent a posteriori des créations de produit, de sous marques et plein de sponsorings divers. Leur succès favorise une nouvelle échelle de valeurs, en concurrence croissante avec l’autorité des parents et de l’école auprès des jeunes. Mais cette nouvelle hiérarchie imprègne la société à tous les niveaux (comme on l’a vu avec l’open space) et fait partie des formes fractales de la promotion  du désir.

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Titre de Jean Baudrillard symptomatique de la résignation face au déterminisme cybernétique et au règne des effets pervers

Le système et la fatalité

L’analyse de ce processus historique de détabouïsation du narcissisme, montre la vanité de toutes les prétentions de régulation éthique de la technique, des médias ou du capitalisme (du système). Il semble bien que, comme l’affirmait  le scientifique hongrois, prix Nobel de Physique, Dennis Gabor: « Tout ce qui est techniquement faisable, possible, sera fait un jour, tôt ou tard. » Et dans ce tout, il y a le changement anthropologique majeur en cours auquel la télé réalité et les réseaux sociaux participent. Si les pathologies sociales diverses prolifèrent, plus personne ne condamne la télé réalité ou les réseaux sociaux. Non parce qu’ils sont inoffensifs (au contraire), mais parce qu’ils sont comme inscrit dans le destin (l’ADN, si cela vous parle plus) de la société technocapitaliste avancée.

Conclusion en forme de boucle

Pourtant, toutes ces pathologies (peur de la mort, isolement, méfiance généralisée désaffection sociale, terrorisme, etc.),  Black Mirror nous les expose et montre comment la télé réalité et les médias sociaux les entretiennent. Il faut dire qu’ils ont eu le temps de se pencher sur le sujet, avec des psychologues dévoués, dont le job est ni plus ni moins que de faire pêter les plombs aux candidats le plus gravement possible. Ils appartiennent au continent noir des sciences humaines dédié à la manipulation et la gestion de la conscience, tout comme Edward Bernays, l’inventeur du marketing. Celui-ci écrivait en 1928, dans Propaganda, que « Le cinéma a le pouvoir d’uniformiser les pensées et les habitudes de vie de toute la nation. »

La boucle (de rétroaction) est bouclée. Comment ne pas se prosterner d’effroi et de soumission devant ce tour de force d’ordre luciférien? Le système, une fois qu’il s’est imposé comme le seul horizon possible et qu’il a anesthésié toute protestation, se paye le luxe de produire sa propre critique! Certes, Black Mirror est adressée à des gens cultivés comme vous et moi, mais quand même, c’est très fort.

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Ouroboros, symbole antique de l’éternel retour, de la conjonction du macro- et du microcosme, et même de la causalité circulaire