« La double contrainte exprime deux contraintes qui s’opposent : l’obligation de chacune contenant une interdiction de l’autre, ce qui rend la situation a priori insoluble. […] Cette notion est proposée en 1956 dans le contexte de la présentation d’une théorie des causes de la schizophrénie sous l’impulsion de Gregory Bateson. »

Wikipedia

« ‘L’existence de la bombe atomique transformait le monde et rendait absolument nécessaire une agence de renseignement permanent […]  qui combinerait à des fins offensives les opérations clandestines, la pression psychologique et les nouvelles formes de guerre.« 

Site de la CIA, texte traduit rapportant une lettre datée de 1945, de Gregory Bateson. Gregory Bateson était anthropologue et fondateur de la psychologie systémique, espion membre de l’OSS (service d’espionnage qui a précédé la CIA) et expérimentateur du MK Ultra

Comme je suis contraint d’écrire (voir post 1) et que vous allez être contraints par mon analyse, nous avons affaire à une double contrainte :). Rassurez-vous, c’est juste un jeu de mots, et ce signe très chargé culturellement n’était pas destiné à implanter quelque programme caché dans votre cerveau. En revanche, Nancy, subit la double contrainte bien réelle et schyzogène de se conformer à un modèle de starification en contradiction avec son être profond, son idéal de sincérité.

Dans la logique de dévoilement immédiat que j’ai choisie,  je vais d’ores et déjà vous dire ce que le sujet de ce post (les « nerds » et les « cool ») signifie en profondeur. Ces deux groupes sociaux opposés sont les deux branches de l’héritage de Brenner/Leary. Ils sont une transformation (le cool) ou une anticipation (les Nerds) de deux phases essentielles de la contreculture: celle de la révolution culturelle des années 60-70, et celle des pionniers de l’informatique dans les années 80-90. Elles convergeront avec le transhumanisme dont Leary était un des promoteurs, et que El semble annoncer. Mais pour ce post, je me concentrerai sur Nancy et son status ambigu, entre Nerdisme et Cool.

all the right moves comme NancyetSteve

Tom Cruise et sa petite amie dans All the right moves, que pastiche Stranger Things avec l’histoire de Steve et Nancy

Nancy et la dictature de la popularité

Nancy et Barb Nerdissimes

Nancy et Barb qui révisent en allant en cours, nerdissimes.

Nancy, veut quitter son statut social inférieur (nerd) et devenir populaire (cool). Steve Harrington, son petit ami branché et insouciant calqué sur Tom Cruise est un moyen vers cette fin. Coucher avec lui représente un rite initiatique, un passage clair entre ces deux classes sociales intrascolaires hiérarchisées qui firent le miel des feuilletons et des films des années 80 que la série pastiche. La partition stéréotypée de la société adolescente entre le nerd, rejeté du monde adolescent (comme son

petit frère Mike et ses amis) et le populaire, le cool (Steve Harrington) se structure en oppositions contraignantes:  ringard/cool, studieux/frivole, malingre/musclé, coincé/épanoui, vivant dans la réalité/vivant dans la fiction.

Mais la série nous montre que Steve est immature et fat. Lui aussi vit dans la fiction de l’être cool qu’il croit être, copie pathétique de Cruise. Cela, c’est nous qui le voyons. Nancy est hypnotisée par son personnage, mais il est clair qu’elle ne l’aime pas. Les mouvements de son visage, toujours contradictoires quand elle est en sa présence, ne cessent de nous le montrer.

recadr

C’est comme sous l’ordre subliminal d’un poster de Bimbo en bikini que Nancy se décide à enlever le haut pour se donner à Steve. C’est la réalité qui suit le modèle, conformément à la définition cybernétique que donne Baudrillard du simulacre, qui plaisait tant aux réalisateurs de Matrix, futures sœurs Waschowski. Le nom de Steve, Harrington, est suffisamment rare pour y voir un indice obscur en direction de Allan Harrington, auteur d’un roman « The immortalist » qui préfigurait les courants transhumanistes militant aujourd’hui pour la vie éternelle. Il symbolise logiquemement la promesse trompeuse d’éternité du star-system. Et quand on sait que c’était un ami de Leary et Huxley, nos deux Deus Exmachina, (1er post de ma série) on se dit que le monde est vraiment bien fait. ll a d’ailleurs coécrit avec les deux compères un livre d’essais sur le LSD (dithyrambique, naturellement), auquel au moins un docteur du MK Ultra a participé ( Humphrey Osmond, voir également The search for the Manchurian candidate).

Sacrifice de nerd

Pour en revenir à Nancy, c’est quand commence son étreinte avec Steve, à la fin de l’épisode 2, que son amie nerd Barbara est enlevée par la Demogorgone, monstre absolu, dans le monde abyssal (le monde upsidedown). A la suite (épisode 3), il y a une correspondance de plans entre les mains entrelacées de Nancy et Steve et celles de Barbara, sur l’échelle de la piscine, qui s’accroche pour essayer de sortir de l’abysse. Mais c’est la piscine du monde upside down, et de toute façon, elle retombera au fond.

Barbara appelle à l’aide Nancy plusieurs fois. Nancy, toujours en plein ébat amoureux, a l’air gênée. Si elle l’a entendue, elle a aussi refusé de l’entendre. Ou refusé de s’entendre. Car Barbara, c’est sans nul doute aussi la part Nerd de Nancy qu’elle sacrifie sur l’autel de la popularité scolaire. Barbara tombe donc définitivement dans le puis de l’oubli. Lorsque la police fera son portrait-robot, personne ne sera capable de se souvenir de son visage!

Quand Nancy rentre chez elle au petit matin, sa maman est fâchée qu’elle ait découché. Elle essaie de mentir, mais sa mère voit qu’elle porte le Tshirt de Steve. On sent la perspicacité d’une femme très, très inquisitrice, qui n’hésitera pas à l’occasion à crocheter la porte fermée à clé de la chambre de Nancy ( on se demandera alors où cette mère au foyer a appris cette technique de voleur et d’agent secret).

Contrainte, Nancy concède que c’est le Tshirt de Steve, mais refuse d’admettre qu’il est son petit ami (l’est-il?), et encore moins qu’elle a couché avec lui. Elle assure sa mère « qu’il ne s’est rien passé » (de même que pendant l’étreinte, appelée par Barbara, elle avait dit à Steve que tout allait bien… »What’s happening? », « Nothing ») Et elle répète encore à sa mère, pleine d’une conviction douloureuse et ambigüe « Nothing happenned ». Elle aurait pu dire toutes sortes de choses pour éluder. Mais non, elle a choisit de prononcer deux fois cette négation qui sonne alors comme une conjuration. Nul doute qu’elle chasse définitivement celle qu’elle veut oublier: la nerd en elle, l’adolescente encore vierge, la fille impopulaire que personne ne regarde.

nothinghappened

Le visage déchiré de Nancy traduit-il la schize interne que provoque l’impossible défi du starsystem à la jeunesse de se conformer à une (fausse) image d’elle-même? Ou alors la double contrainte se situe-t-elle dans le message paradoxal de sa mère? Celle-ci lui fait croire qu’elle a le choix de lui dire ou non ce qui se passe (« Tu peux me parler! »…comme une amie, un parent soixante-huitard), alors que de toute façon, elle le sait ou le saura (« tu dois parler! » comme un parent « flic », ancienne école).

TrapoperKeeperss

Dans ce contexte, le nom de la marque de classeurs « Trapper Keeper » (piégeur,geôlier), bien connue des écoliers états-uniens, est révélateur. C’est encore plus piquant quand on sait qu’en anglais, « classeur » se dit… « Binder ».

 

Narcissisme et Médias

L’image de la star est un piège. C’est Narcisse amoureux de son reflet. C’est la négation du changement et un rêve trompeur d’éternité (Seb/Allan Harrington et le transhumanisme). C’est un système séducteur d’assignation d’identités fixes qui flatte son jeune. Il sécrète toute une rafale d’injonctions paradoxales:

Sois qui tu n’es pas / ne sois pas qui tu es / et surtout, sois toi même et sois spontané

L’adolescent y confond son identité sociale avec sa véritable identité (Narcisse). C’est un enfermement. C’est le contraire d’un processus d’émancipation vers l’âge adulte qui intégrerait les contradictions de son être et de son devenir. Malheureusement, les structures et rituels qui permettraient ce processus n’existent apparemment plus dans Stranger Things.

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Narcisse, 1597–1599, Le Carravage

Ecce Nerdus, Ecce Coolus

All the right moves est un des premiers films du genre

All the right moves est un des premiers films du genre

[Voici le Nerd (US), voici le Cool (US)]

Hollywood a représenté les jeunes et leur sexualité de manière très directe dans ces années et c’était une nouveauté. Tom Cruise est l’emblème d’une nouvelle forme de cinéma qui représente la socialité jeune dans ses différentes strates. Auparavant le cinéma n’avait pas produit d’image de la hiérarchie scolaire de la popularité. En tout cas, ce n’était pas un genre. Et l’on peut dire que c’est à ce moment que l’archétype du Nerd est apparu, comme celui du mec musclé et populaire, du Mec cool.

Cette hiérarchie était liée à la sexualité et au fond, c’est grâce à la révolution sexuelle que des tonnes de films et de séries ont pu y être consacrés. J’y retrouve mon Leary, en ce que le Mec cool, sexuellement attirant, était toujours un adolescent hédoniste qui n’étudiait pas et refusait l’autorité de ses parents comme celle de l’école. Tandis que l’inférieur, le Nerd, était celui qui obéissait trop à ses parents et à l’école. On sent que souffle sur ce modèle ce nouvel esprit du capitalisme qui récupère les valeurs émancipatrices de la révolution culturelle des années soixante pour les articuler sur un mode individualiste et compétitif.

Et comment donc ne pas voir à l’oeuvre dans la mise en scène de cette opposition (Nerd/Mec cool) la construction d’un système de valeurs dysfonctionnnel? Comment ne pas y entendre un écho de la séduction que Leary a exercé sur la jeunesse mondiale ? Comment ne pas penser au docteur Brenner/Leary dans sa base gouvernentale du Département de l’Energie, au fond de la forêt? Sans oublier le monde de l’abysse auquel elle est reliée, qui happe un nerd de temps à autre, tout en provoquant d’étrange effets sur le réseau électrique. Oui, ce même réseau qui alimente les télévisions, les radios et les cinémas… à défaut d’internet.
Brenner_Leary

Pour en revenir à l’avènement des Nerds et des Mecs cool sur les écrans, je ne doute pas que ces images correspondaient à une certaine réalité assez logique socio-biologiquement parlant. Mais leur manifestation cinématographique (et l’apparition conjointe des concepts de Nerd et de Mec cool) a dû enclencher un processus complexe de rétroactions mimétiques (c’est pas mal, non? « interaction » aurait pu le faire aussi, mais moins bien) entre les jeunes et le cinéma.

Avec ce nouveau jeu de reflets, une dynamique supplémentaire de compétition narcissique est alors rentrée en jeu . Mais bien sûr il n’y a pas que le cinéma et la télé. C’était tout le marketing qui était en marche pour pénétrer plus profond dans l’inconscient du jeune, sa nouvelle frontière. Plus largement, c’était l’accélération d’un long processus historique de pénétration de notre intériorité, de notre inconscient, de mise en production de nos désirs par le capitalisme. Pour comprendre ce processus, il faut aussi penser les techniques de manipulation mentale des foules dont le programme MK Ultra est la métaphore. 

Y-a-t-il une vie après la jeunesse, dit le poster derrière Tim Leary

Y-a-t-il une vie après la jeunesse, dit le poster derrière Tim Leary


Années 80 et individualisme

En 1981, les équipes de marketing électoral de Reagan (les même que Thatcher, 1 an plus tôt) avaient repéré sur leurs radars statistiques un spécimen d’individu en expansion dans la société: le inner directed individual (individu auto-centré). Cet être peu concerné par les autres et concentré sur sa réussite individuelle allait faire la fortune politique de l’ultralibéralisme. Il faisait d’ailleurs partie d’un large

Tom cruise, hédoniste et insouciant dans Cocktail, en 1988panoplie de catégories statistiques pour segmenter la société en tribus et affinités diverses: le Value And Lifestyle System . Encore un système d’assignation qui cache son action, ici sous les apparences d’une objectivité statistique questionnable. J’ajoute pour le clin d’oeil, que ces brillants alchimistes statistiques de Reagan opéraient au Stanford Research Institute, un endroit où l’on a conduit exactement le même genre de recherches paranormales sur des pouvoirs « psychiques » que celles que  Brenner mène avec El comme cobaye! Un film assez propret a même été fait sur le sujet. Et les expérimentateurs étaient des voyants et médiums plus ou moins liés à la scientologie.

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Ça, cétait pour revenir à Tom Cruise, dont je me rends compte que je n’ai pas encore mentionné son appartenance à l’Eglise de L. Ron Hubbard. Tom Cruise, donc, va incarner au plus haut point l’individualisme triomphant des années quatre-vingt (cocktail, Top Top-Gun-postergun,etc.).. Après avoir été l’ado cool, hédoniste et anti-scolaire, il sera le Mec cool qui a réussi. Une publicité pour le je m’en-foutisme scolaire et la compétition. Compétition narcissique pour les jeunes, économique pour les vieux (les adultes, quoi). Et sur la longueur, cette
évolution vers des rôles de héros et de sauveurs, c’est la réassignation au travail des Mecs cool qui l’ont suivi adolescents et qui sont devenus adultes. Fusil à deux coups, c’est drôle, non? Un peu comme le rocambolesque passage de l’enfance à la puberté qu’a fait Miley Cyrus, marketté à tout rompre il y a peu, mais c’est une autre histoire.

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MILEY, avant/après

De l’autre côté de la colline de la popularité, il y a cette pauvre Winona Ryder, représentante d’une génération X  qui est celle de Mike et El dans le film (elle a eu 12 ans en 1983, ce qui nous ramène à son rapport caché avec El, voir post 1). Quand j’ai tapé Winona et Stranger things », le premier article sur lequel je suis tombé était franchement injurieux. On y insinue qu’elle n’est plus trop dans le coup. Sa prestation est certes magnifique (« great ») mais ce n’est sûrement pas un comeback à la Travolta/Pulp fiction (cela fait de nombreuses années qu’elle ne fait plus de film). On parle de son incapacité à utiliser les technologies et les réseaux sociaux, et de son désintérêt pour le jeu de la popularité. Y sont évoquées ses nombreuses hospitalisations pour dépression, et son instabilité psychique actuelle est insidieusement soulignée, laissant ainsi entendre qu’elle devrait peut-être retourner bientôt à l’hôpital…

Winona, c’est le nerd inversé. Elle a connu les feux de la gloire jeune, suivant le chemin de Tom cruise, des « filles cool », comme Nancy. Elle a été une star de cinéma, et la voici maintenant complètement déboussolée et rejetée comme un nerd, mais elle, c’est une femme de 45 ans, et à Hollywood, c’est trop tard . C’est la cigale quand la bise est venue.

En conclusion, en jouant Joyce, elle joue un peu son propre rôle de femme instable au bord de la décompensation. Et être obligé de faire semblant de faire semblant, c’est sans doute aussi une forme subtile de Double bind.

La métamorphose de Narcisse, Salvador Dali

La métamorphose de Narcisse, Salvador Dali