Cette kermesse donnée par Facebook il y a 4 jours autour du casque de réalité virtuelle Oculus (jeudi 6 octobre2016) me donne l’occasion de constater encore une fois le prophétisme de Baudrillard et de Philip K Dick. Vous n’êtes pas forcés de la regarder en entier.
Le casque oculus est un objet que Mark Zuckerberg vient de pitcher lors d’une de ces grandes cérémonies marketing si complaisamment relayées par les médias que l’on appelle les Keynotes. Il y a fait une démonstration où il interagit avec les avatars cartoonesques de ses employés qui apparaissent dans la réalité augmentée.
C’est un grand show de téléportation entre univers, de maniement d’objets virtuels, d’interactions entre le réel et le virtuel. En point d’orgue, Zuckerberg prend, avec un smartphone virtuel au bout d’une perche à selfie (virtuelle !), un portrait de son avatar projeté dans son salon, avec l’image filmée de sa femme (la vraie) qui apparait sur une tablette (virtuelle) et son chien (le vrai) sur le canapé.
Zuckerberg se réfère-t-il à Baudrillard, à sa réalité en voie de disparition, ses simulacres et ses délires fractals? Plus probablement, Baudrillard par l’intermédiaire de l’art contemporain, du cinéma, et surtout de la culture internet/marketing, est entré dans les idées reçues du temps présent, comme c’était arrivé à Freud il y a 30 ans. Aujourd’hui, tout le monde sait que, d’une certaine façon, la réalité disparaît.

Jean Baudrillard
Le rêve des transhumanistes
La réalité virtuelle est bien sûr un des mythes fondateurs des géants informatiques et de leur philosophie transhumaniste, ainsi que la vie éternelle, l’intelligence artificielle et le transfert de la conscience dans une machine. Le Graal, pour le transhumanisme, c’est leur réalisation dans la réalité.
Le casque occulus est plutôt gros et cher (799 franc suisses), et ce n’est peut-être pas lui qui sera le produit qui ouvrira la réalité virtuelle aux masses. Comme les lunettes google n’ont pas trouvé leur public, même si apparemment, elles servent à des usages professionnels dans certaines entreprises.
Mais il est sûr que très très prochainement, Oculus ou les google glass 2 ou un accessoire similaire sera un produit de masse omniprésent dans notre vies, comme le smartphone, mais plus intime. Et surtout avec de nouvelles possibilités infinies grâce à son intégration directe à notre vision: incrustations de données, réalités virtuelles, calcul des situation, etc… Notre perception du monde et donc notre nature profonde seront à nouveau bouleversées.
Et ce n’est qu’une étape sans doute assez transitoire, puisque le projet final logique est que tout ça se fasse entre une puce et notre cerveau dans lequel elle serait implantée. D’après Ray Kurzweil, l’ingénieur en chef de chez google qui est aussi un des gourous du transhumanisme, en 2030, ce sont même des nano-robots qui se baladeront dans notre cerveau pour nous rendre plus performants et aussi plus spirituels (nous serons beucoup « plus drôles et plus sociaux »). Naturellement, internet et la réalité virtuelle feront partie du package.
Si ces prévisions sont sans doute fantaisistes, il est certain qu’une armée d’ingénieurs et de neuro-ingénieurs travaillent dans cette direction. D’après ce qu’en disent des experts qui me semblent sérieux, il est plus que probable qu’on parviendra dans un futur proche à intégrer un terminal internet dans notre cerveau et/ou dans nos rétines. A partir de là, la réalité virtuelle viendra avec.
En attendant, la « réalité augmentée » qui apparaît dans la démonstration de Zuckerberg, même avec ses passages d’un univers à l’autre à la Matrix, me paraît assez pauvre et décevante. Les avatars sont risibles et pas du tout à la hauteur des attentes créée par le cinéma qui ne cesse de mettre en scène les futurs avènements de la réalité virtuelle. Oculus va-t-il rejoindre la poubelle des innovations précoces, à la fois en avance et en retard sur leur époque, à l’image de Second Life ou des google glasses? Ces tentatives qualifiées d' »échecs » par les naïfs ne sont pourtant que les étapes d’un mouvement implacable.
Dans cette Keynote, ce qui est remarquable, en revanche, est la spontanéité de l’interraction entre Zuckerberg, ses employés et sa femme. Tout est millimétré et a sans doute été répété de façon très rigoureuse. Mais contrairement aux pseudo-dialogues alimentés par de maladroites « relances » entre les journalistes et leurs experts ou chroniqueurs à la radio ou la télévision (on a envie de leur dire « Mentez nous mieux!« ), l’impression de spontanéité est ici parfaite. Aucune couture n’apparait. Baudrillard aurait parlé de simulacre parfait.

Priscilla Chan Zuckerberg, parfaite dans son rôle d’épouse dérangée à l’improviste.
La convergence du marketing et du transhumanisme
Cette mise en scène d’ordre supérieur montre que si les journalistes ne sont pas encore tout à fait des communicants, les dirigeants de la Silicon Valley le sont absolument. Et quoi de plus logique que les fournisseurs des canaux principaux du marketing soient aussi des maîtres en cette discipline?
Le concept de réalité augmentée décrit l’injection directe d’internet et du virtuel dans notre perception du monde (certes encore médiatisée par les écrans et les casques, mais bientôt immédiatement dans notre conscience). Il pourrait aussi bien décrire, en aval de notre perception, l’injection de significations diverses dans notre monde que pratique le marketing depuis presque un siècle. Cette injection calculée pour susciter le désir du consommateur fait partie des phénomènes qui, selon Jean Baudrillard vident progressivement la réalité de sa substance. De plus en plus sollicité, notre désir arrive à son épuisement, et la réalité s’en trouve amoindrie.
La réalité non-augmentée a-t-elle aujourd’hui encore un intérêt? N’est elle pas devenue, et peut-être depuis longtemps, une réalité diminuée ou obsolète? La promesse de Kurzweil de nous rendre plus drôles et plus sociaux grâce aux nanorobots n’atteste-t-elle pas d’un refus de notre réalité « native »?