C’était il y a.. deux ans déjà. Je me trouvais à flâner dans le beau parc de Kalemagdan, sur les hauteurs de Belgrade, surabondant en monuments et souvenirs de l’histoire pour le moins mouvementée de la Yougoslavie et de la Serbie.

J’y rencontrai deux employés d’Etihad, Pedro et Youssef, deux stewarts en escale avec qui je sympathisais et que j’accompagnai dans leur visite. Pedro est portugais et Yusseff est anglais d’origine égyptienne. Je suppose qu’Etihad est assez présent dans la région, comme beaucoup d’entreprises du Golfe qui ont investi assez massivement les Balkans, tout comme les entreprises turques.

Le thème de la guerre est assez incontournable dans cette région et il nous saisit particulièrement lorsque nous tombâmes, dans une petite église à visiter dans un des sous-sols du parc, sur ce lustre très particulier, garni de cartouches vides.

 

 

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Après avoir marché une heure, nous nous asseyons à un bistrot, toujours dans Kalemagdan, pour nous rafraîchir, car en ce mois d’avril ensoleillé, la chaleur est étouffante.

Pedro et Yusseff sont deux jeunes qui doivent avoir entre 25 et 30 ans. Ils me semblent correspondre à ce que je peux attendre de ceux de leur génération: plus connectés que moi à leur smartphone qui les accaparent par intermittence, fans de jeux vidéo, consommateurs décomplexés, peu critiques de ce bain d’images et de produits qui fait notre quotidien (ou alors si critiques, le vivant néanmoins comme une donnée aussi incontournable que l’air que nous respirons).

Mais, sans doute poussé par les nombreux vestiges des conflits qui ont façonné la région et particulièrement le stupéfiant lustre, Youssef commence à nous raconter son expérience de guerre en Irak.

Il a combattu là-bas entre 20 et 25 ans pour la Grande-Bretagne. Il nous parle de divers engagements comme d’expériences grandioses, presque mystiques. Il les compare avec les jeux vidéo comme le vrai truc (« the real thing »).

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Je ne savais pas que les anglais avaient tellement été engagés dans l’action. Apparemment si. Il devait notamment convoyer des marchandises à travers l’Irak dans un environnement infiniment hostile, et a essuyé avec son bataillon de nombreuses attaques rebelles (selon la chronologie, ce devait être entre 2009 et 2014, soit avant DAESH, qu’il ne mentionne pas).

Il soulève son T-shirt et nous montre fièrement trois cicatrices de balles qu’il a reçues.

Pedro ne semble pas avoir eu auparavant un récit aussi détaillé de son expérience de guerre. Lui et moi restons un peu interdit.

Je dois dire que son détachement laisse songeur. D’autant plus que Youssef désire repartir à la guerre dès qu’il le pourra.

Je me demande s’il joue la comédie, voire, s’il n’a pas fait la guerre et qu’il affabule. Mais il y a ces cicatrices. Et pourquoi nous mentirait-il? Et s’il a fait la guerre, nous cache-t-il son effroi par pudeur? J’insiste et lui demande s’il avait peur, s’il a cru qu’il allait mourir… Il ne dit pas non, mais son expérience de la guerre lui a apporté quelque chose d’extatique que rien ne semble contrebalancer.

La guerre est-elle fun? Transcendante? A-t-il refoulé l’expérience de l’horreur pour pouvoir rire et parader comme il le fait? A-t-il atteint une forme de sagesse, vécu une élévation existentielle en passant là? Mystère. J’aimerais bien pouvoir le savoir.

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La guerre (en tout cas le fantasme de la guerre) est un supplément de réalité pour un jeune nihiliste perdu dans la morne réalité post-moderne occidentale, le chômage et le manque de sens. Expérimenter la possibilité de sa propre annihilation est une voie mystique pour certains. C’est le cas depuis longtemps, toujours, peut-être. Et de nombreux écrivains en ont parlé. C’est juste bizarre pour moi, occidental tardif qui n’a pas l’habitude de rencontrer ce genre de personnes. Ce genre d’expérimentateurs-limite se rapproche de l’expérience de la pornographie dont je parlais ici avec le cas de Miley Cyrus. Ou encore de la vie criminelle dans laquelle un nombre extraordinaire de séries nous propose de plonger (de même qu’une certaine forme de rap), comme une voie extrême pour redonner du sens à l’univers. Et le pacte mafieux qui subordonne la vie de l’individu à celui de l’organisation est à peu près le même que celui du soldat.

Et je pense alors au rôle qu’ont joué les mafias locales des Balkans en interaction avec les divers nationalismes qui ont provoqué l’éclatement de la Yougoslavie et la guerre du Kosovo…

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Trois types patibulaires buvant de la chlivovitsa à 9 heures du matin dans le quartier de Skadarlija. Ils me font penser aux héros de la série maffieuse « Gomorra« .

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Et si Yousseff est nihiliste, c’est surtout parce qu’il n’a absolument aucune préoccupation morale, ou plutôt qu’il a une vision claire de ce qu’il faudrait faire, (de ce qu’il serait bien de faire), mais ne voit pas pourquoi le faire, et fait l’inverse.

Je lui demande s’il n’est pas gêné par le côté néo-colonial de la guerre d’Irak. Il est parfaitement au courant de tous les détails que je lui présente: cette guerre était injuste, justifiée par une campagne de propagande mensongère, et elle n’apportait rien à l’Irak, sinon le chaos. De plus c’était le début d’un processus d’effondrement politique généralisé au Moyen-Orient et, en fait, l’application par le haut du concept de « clash de civilisation », théorie/prophétie autoréalisante avancée par Samuel Huntington sous l’égide de néoconservateurs très suspects.

Tout cela, Yousseff, très bien informé pour son âge, le sait et en rigole. Apparemment il n’en a rien à faire.