Toujours en matière de description de la situation (sociale, culturelle, économique, géopolitique, psychologique, métaphysique, etc.) tellement bizarre dans laquelle nous sommes, voici, après le siècle du moi, un autre documentaire capital d’Adam Curtis qu’il faut avoir vu: The Trap, au sous-titre fleuri, Fuck you, buddy! (va te faire foutre, camarade).

 

 

 

Comme Nietzsche, Adam Curtis est un généalogiste: il pense que les idées ont un rôle à jouer dans l’histoire, et qu’elles ne sont pas ce qu’elles semblent être. Elles sont comme des virus qui se propagent par des chemins secrets qu’il convient de retracer pour comprendre le devenir humain et sa structure. Car en dernière instance, les idées incarnent une impulsion secrète de la réalité, dépassant les individus: la vie même, soit le devnenir. Pour parler comme un fanatique darwinien très énervant actuellement (Richard Dawkins), ce sont des mêmes.

En l’occurence, voici la théorie des jeux (dont le représentant le plus connu est le dilemme du prisonnier) . La théorie des jeux est un virus qui s’est introduit dans la société humaine dans les années 50 pour permettre de modéliser les situations d’incertitude et de conflit dans lesquelles l’individu moderne est plongé.

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Exemple de matrice pour le jeu du dilemme du prisonnier, à partir de laquelle on a non seulement décidé que l’égoïsme était rationnel, mais surtout convenu qu’il fallait le promouvoir, pour favoriser le bon fonctionnement du système social.

 

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La théorie des jeux est née des calculs invraisemblables que faisaient les techniciens de l’armée et des services secrets américains pour modéliser le devenir mondial. Il s’agissait de rationnaliser et de maitriser les potentialités apocalyptiques de la guerre froide et du risque de destruction nucléaire y relatif. MAD, mutual assured destruction… tel était le jeu très rationnel que jouaient alors les deux grandes puissances, selon John Von Neumann, l’un de ces scientifiques qui ont inventé la théorie des jeux.

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Mais cette théorie s’est complexifiée et a servi à transformer la société en profondeur, vers un maximum d’individualisme et d’égoïsme psychologique. On a alors conceptualisé des jeux pour modéliser toute forme d’interaction, à l’échelle individuelle et organisationnelle. Ainsi sont apparus le dilemme du prisonnier, le jeu de la poule mouillée (Chiken), et plein d’autres, notamment grâce à John Nash, brillant scientifique de Harvard au tendances skyzophréniques qui travaillait au service de la RAND Corporation, un des think tanks les plus influents aux Etats unis, lié à l’armée et aux services secrets. The Trap affirme, documents et témoignages à l’appui, que John Nash a projeté sa vision paranoïaque de l’humanité dans ses modèle.

Reliée à la cybernétique/théorie des systèmes (une autre modèle qui devait se diffuser en masse, issu des mêmes scientifiques au services des élites militaro-industrielles US), la théorie des jeux est une matrice de calcul pour la gestion de l’humain à grande échelle.

Outil de compréhension d’une pensée ingénieuriale, elle propose des schémas simples, clé en main, qui souvent fonctionnent très bien, mais qui occultent complètement les effets éventuels de son introduction dans la réalité (dans le monde des idées qui nous permet de concevoir la réalité, concevoir étant entendu ici dans ses deux acceptions à la fois: comprendre et créer). Et c’est là évidemment ce que font tout le temps des ingénieurs: proposer des solutions locales/ponctuelles, sans voir l’effet global sur la société/réalité, souvent disfonctionnels. Ainsi va le monde moderne, fabrique d’effets pervers.

Méthodes de compréhension de la réalité, la théorie des jeux, comme la cybernétique, occulte le fait qu’elle est, en tant que méthode de compréhension, une méthode de construction de la réalité. Car pour exister, la société, comme la réalité (comme le système dans le théorie cybernétique) doit se construire une image cohérente d’elle-même (d’où le double sens de concevoir dont nous parlions).

Donc vous verrez dans the Trap comment la cybernétique alliée à la théorie des jeux a servi à construire le monde que nous avons aujourd’hui. Notamment comment elle a très concrètement servi à restructurer l’Etat en Grande Bretagne à l’époque de Margaret Thatcher, ou l’armée américaine dans les années 50-60.

AU nom de l’efficacité, on a fait la promotion de l’égoïsme individuel qui est selon Nash le comportement généralement rationnel face à la situation d’incertitude d’un jeu (comme le dilemme du prisonnier, mais bien d’autres…). Selon la théorie du Public choice, énoncée par James Buchanan, il faut s’assurer que tous les acteurs sont motivés exclusivement par leur propre égoïsme, et non par quelque altruisme peu rationnel. « If our success depends on the goodness of the politicians, then, we are in réal trouble », déclare ainsi Buchanan à la caméra d’Adam Curtis. ET cet état d’esprit a servi à sélectionner les acteurs qui ont effectivement façonné non seulement l’économie (c’est une évidence), mais le service public, l’armée, les services sociaux, les hôpitaux etc., dans le monde occidental.

On voit bien, quand on connait un peu le management, qu’il y a effectivement une propagation dans toutes les sphères de la gestion de la société. La théorie des jeux comme la cybernétique, idées ou formes de pensée, se sont insinuées partout: dans la psychologie, le droit, la géopolitique, le marketing, le management, la biologie, etc. etc.

Dawkins a raison quand il parle du fait que les idées (les mêmes) sont comme les virus. On peut les introduire dans la société et elles se propagent à tous les niveaux

 

 

 

 

 

 

Certes, depuis quelques temps ce rationnalisme radicalement égoïste tente de s’amender et essaie de mettre de l’eau dans son vin avec les appels à la coopération et à l’altruisme. Ces valeurs moins individualistes sont manifestement utiles lorsqu’on joue plusieurs parties de suite et que la réputation de fair-play du joueur instaure la confiance nécessaire pour l’instauration d’une relation gagnant gagnant (c’est un des résultats qui a été mis en avant par les prix « Nobel » d’économie Kanheman et Tversky, que les journalistes économiques ont encensé à la suite des supprimes en 2008, pour nous expliquer ce qui n’avait pas joué jusqu’ici). Mais the Trap montre bien que dans les années 80/90, c’est bien une version très dure de l’égoïsme méthodologique induit par la théorie économique basée sur la théorie des jeux qui s’est imposée. Et nous retrouvons les traces de cet égoïsme radical un peu partout.

 

Référence complémentaire: l’excellent pamphlet anti-théorie des jeux et anti-cybernétique, Vivre et penser comme des PorcsC.de Gilles Châtelet, mathématicien et économiste, ami de Gilles Deleuze, qui fait partie, comme Guy Debord, des intellectuels de gauche suicidés du XXème siècle. Ce livre m’est magiquement tombé dans les mains il y a plus de 20 ans, quand j’étais en train d’étudier une sociologie complètement ingénieuriale et tout à fait insupportable à Genève dans le grand bâtiment d’unimail. Il m’a servi d’antidote.

Je conseille aussi le beau livre de Baptiste Rappin, Heidegger et le Management, qui fait la généalogie précise de la diffusion de l’idéologie cybernétique dans le monde organisationnel, en France et dans le monde.

 

 

 

 

Mais pour une vision synthétique rapide, the Trap un concentré généalogique ultra précis qui devrait être le premier document que tout philosophe, sociologue ou personne qui essaie de comprendre ce qui se passe, devrait visionner d’abord. De même que les autres documentaires d’Adam Curtis, que je continuerai d’égrener sur Interstrate.

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