Après Hitler, et les exterminations de masse, le concept d’eugénisme était complètement discrédité… Pourtant, il avait fait consensus depuis le 19ème siècle parmi l’intelligentsia occidentale et les élites modernistes, qui toutes se préoccupaient, sans complexe, de l' »amélioration de la race » (sens commun qui suit l’étymologie eu -genos, bonne race, bonne naissance) grâce à la biologie.
Il fallait bien un Julian Huxley, fondateur et premier secrétaire de l’UNESCO, frère du grand écrivain et futurologue Aldous Huxley, pour rattraper le coup et renommer l’eugénisme plus favorablement, sous le nom de « transhumanisme ». Ce sera fait dans un livre au titre programmatique « New bottles for new wine » (De nouvelles bouteilles pour un nouveau vin) où il évoque pour la première fois par écrit le terme de remplacement possible pour l’eugénisme:
« Peut-être le mot « transhumanisme » pourra-t-il convenir : l’homme demeurera l’homme, mais se transcendant en réalisant les possibilités de sa nature humaine et à leur avantage. »

Biographie de Julian huxley, biologiste et « homme d’Etat de la science », sous-entendant le rôle de Julian dans une politique mondiale de la science.
Buts et origines communs à l’eugénisme et au transhumanisme:
Je voudrais montrer à quel point ces deux projets, l’eugénisme et le transhumanisme, sont nourris aux mêmes sources. Ces sources sont intellectuelles, avec tout ce qui va être extrapolé à partir de la théorie de Darwin dans le domaine économique et politique, comme le darwinisme social. Ces sources sont aussi nationales et sociales, avec tout le fond raciste, voire suprémaciste, d’une classe supérieure anglaise qui haïssait le prolétariat.
Transhumanisme et eugénisme sont emprunts d’une même idéologie démiurgique qui suppose un pouvoir sans limite dans les mains de quelques-uns, une idéologie antidémocratique visant une dictature manageriale, régie par une religion de la science (pour le transhumanisme, nous en parlions ici et là). Ici je vais exposer le problème avant de plonger dans un post ultérieur dans l’exploration détaillée dans la nébuleuse de la pensée politique inspirés par Darwin avec notamment deux livres de H.G. Wells et Bertrand Russel qui militent pour l’eugénisme. Je précise que je n’ai rien contre la théorie de l’évolution, que je crois valide dans les grandes lignes, si ce n’est qu’elle a donné lieu à toute une série d’extrapolations idéologiques (ici, Darwin et le capitalisme) économiques, politiques et anthropologiques, dont le transhumanisme et l’eugénisme.

Représentation classique de l’évolution avec la transformation en machine à l’horizon
Les nouvelles promesses de rédemption par la technique
Pêle-mêle, voici ce que nous propose à l’heure actuelle le transhumanisme, qui ressemble effectivement à tout ce qu’on a aimé dans les romans dystopiques comme 1984 ou le meilleur des mondes:
– unifier toutes les sciences

Aujourd’hui le transhumanisme entend unifier les sciences sous le label NBIC (Neuro-, Bio-, Info-, COgno-/cognitif). Toutes les sciences et les techniques convergeraient dans ce terme.
– rendre l’homme immortel
-créer une intelligence artificielle tellement puissante qu’elle se chargera à notre place d’identifier les problèmes et de les régler (la voie royale vers une dictature technique incontestable), intelligence à laquelle nous serons tous reliés grâce à des puces (Elon Musk, grand patron gourou transhumaniste, nous dit que dans 5 ans, grâce à sa firme Neuralink, nous aurons des puces dans le cerveau pour augmenter nos capacité et nous relier à internet.
De là découlent encore un panel à peu près infinis de projets prométhéens:
-dématérialiser la conscience humaine
-modifier artificiellement le climat
-conquérir l’espace pour y trouver d’autres sources d’énergie, etc.
-décoder la matrice dans laquelle nous devons bien nous trouver pour monter au niveau de la transcendance, rencontrer des entités supérieures…
-…et quand-même, pour ce qui nous concerne, choisir les caractéristiques des bébés, et très bientôt, dans des matrices artificielles.
etc., etc.

Version transhumaniste du détail de la célèbre peinture de Michelange à la Chapelle Sixtine, La création d’Adam. Illustration des ambitions démiurgiques des transhumanistes
La foi scientiste
Comme la religion, le transhumanisme fait des promesses de paradis, terrestres et célestes. Elles sont actuellement plus acceptables que les buts d’amélioration de la race de l’eugénisme, et plus grandioses… de l’ordre de la science fiction, et justement, ça parlent aux gens, et à l’ethos gnostique et rêveur de l’occidental déchristianisé voire désorienté.
Une volonté démiurgique de remplacer la religion est présente dans toute la littérature eugéniste et transhumaniste, et chez les Huxley en premier lieu. Elle se traduit dans une sorte de foi scientiste qui ressemble beaucoup à l’ardeur religieuse. En voici un exemple avec Huxley (j’en donnerai d’autres dans le second post pour montrer combien cela relève d’un discours absolument partagé de l’époque):
« C’est comme si l’homme venait d’être subitement nommé directeur général de la plus grande entreprise de toutes, celle de l’évolution » (New bottles for new wine). Huxley, dans le cadre de son programme pour l’UNESCO, milite pour le remplacement de Dieu par l’homme, et une éradication lente mais sûre des anciennes religions.
En 1946 déjà, juste après que les nazis eurent réalisé les potentialités monstrueuses de l’eugénisme dans leurs ultimes conséquences, Julian Huxley n’avait pas peur d’affirmer – à contrecourant- que l’eugénisme devait devenir une nouvelle religion:
« Une fois pleinement saisies les conséquences qu’impliquent la biologie évolutionnelle, l’eugénisme deviendra inévitablement une partie intégrante de la religion de l’avenir, ou du complexe de sentiments, quel qu’il soit, qui pourra, dans l’avenir, prendre la place de la religion organisée. »

Certificat de bons gènes signé et remis par un docteur spécialisé à un individu pour convaincre un(e) partenaire de conclure une union (années 30).
L’homme à la place de Dieu
Et un peu plus loin, enfin: « L’évolution est une entreprise que l’homme est parvenu a maîtriser. Il a pris la place de Dieu. » Religion égotiste, darwiniste, scientiste et manageuriale…
Quant aux recommandations pro-eugénisme à l’attention des états membres, elles figurent en toute lettres dans le programme de l’UNESCO de 1946 (apparemment, on a voulu en dissuader Julian, vu le discrédit tout récent de l’eugénisme, mais ce fut peine perdue).

Illustration de l’ambition unificatrice de l’eugénisme: les racines sont les diverses sciences: Psychologie histoire, éducation, religion, droit, anthropologie, science politique, qui convergent dans l’arbre de l’Eugénisme. Anticipation de la « convergence NBIC évoquée plus tôt.
Quand l’eugénisme était au sommet de sa popularité
Il est vrai que l’eugénisme était une idée éminemment élitiste, raciste et suprémaciste. Avant la deuxième guerre mondiale, la tendance était massive: en 1935, 30 états sur des USA avaient par exemple adopté des lois de stérilisation (concernant les handicapés et « des groupes socialement défavorisés », ce qui je présume veut dire, entre autres, des noirs et des indiens…). Quant à l’Europe, elle n’était pas en reste, notamment avec la Suisse et le Danemark. Dans tous les parlements, on débattait des avantages et inconvénients d’une politique eugéniste. Quant aux nazis, Wikipedia m’apprend que les militants de eugénisme voyaient leur politique comme une brêche dans les scrupules qui avaient longtemps empêché leurs ambitions (dus en grande partie à la religion). La fondation Rockefeller, une de ces institutions militantes, a largement financé l’institut Kaizer Wilhelm, qui a mis en place les politiques eugénistes de Allemagne nazie)
Affiches et livres de promotion de l’eugénisme en Allemagne nazie.
Le darwinisme militant
C’était le résultat d’un effort centenaire de la part de scientifiques militants qui gravitaient autour de la famille Darwin, comme le biologiste Thomas Huxley, que l’on appela le « bouledogue de Darwin » pour sa violence rhétorique. Cet ardent eugéniste, propagateur infatigable des thèses de Darwin et Francis Galton, son cousin, grand orateur et polémiste lors de « disputes » philosophiques était le grand-père de Julian et Aldous Huxley.

Thomas Huxley, le « Bouledogue » de Darwin
L’eugénisme est le noyau dur de ce courant moderniste darwinien. Francis Galton (1822-1911), cousin de Charles Darwin, en établit les bases au XIX siècle dans le sillage de Herbert Spencer et de Thomas Malthus (qui avait lui-même inspiré Charles Darwin). Cette doctrine est empreinte de la peur des « classes dangereuses » et de la préoccupation des élites anglaises face à la dégénérescence qu’elles voyaient dans la prolifération du prolétariat et ses tares supposées. La haute société allait elle être submergée par ces « classes tarées »? se demandait avec inquiétude le gentleman anglais de la bonne société.

Propagande eugéniste anglaise ou états-unienne des années 30…on met en garde les individus (les femmes particulièrement, ici) des dangers de mettre des enfants au monde si l’on n’est pas « fit to marry »
Voilà quelques origines indubitables de l’horreur nazies, qui montrent une dérangeante parenté entre la science libérale anglaise et ce totalitarisme ultime que l’on dit réactionnaire mais qui par bien des égards était moderniste et, en tout cas, suprêmement prométhéiste et démiurgique.
Ce même prométhéisme est celui des transhumanistes actuels et derrière leurs engagements pour les droits humains, animaux, et autres, on perçoit facilement une volonté démiurgique d’affranchissement de toute limitation qui ne pourra bénéficier qu’à un tout petit nombre.

Affiche de propagande nazie 1935… perspective à long terme d’une société sans lois eugéniste: « l’individu supérieur » à gauche est de plus en plus amoindri par rapport à « l’individu inférieur » de droite.
Conclusions provisoires et perspective dantesque
Par la suite, je vais explorer plus avant les écrits des idéologues darwiniens qui ont théorisé la dictature de la science, comme Bertrand Russel et H.G. Wells, et montrer à quel point ces idées étaient partagées durant la première partie du XXème siècle, parmi les élites modernistes anglaises.
Elites consanguines
J’aimerais aussi montrer plus avant, comment toute cette nébuleuse est intimement liée au pouvoir anglais, et par ailleurs assez incestueuse, comme le sont souvent les castes oligarchiques. Ces membres de ce qu’on appelle la ruling class en Angleterre, et plus précisément sa fraction moderniste, se marient tous entre cousins, c’était notamment le cas de Darwin.
Lecture orientée de Darwin
Il y a un paradoxe entre ces comportements d’entre soi et la théorie Darwinienne. Si les prolétaires sont un danger pour les classes dirigeantes, n’est-ce pas parce que les classes dirigeantes sont « décadentes »? « Unfit to survive »? A l’inverse, la prolifération des prolétaires n’est-elle pas un signe d’adaptation? Ne s’agirait-il pas d’ouvrir l’héritage génétique plutôt que de le resserrer? On sent ici que certaines considérations idéologiques (l’élitisme dont nous avons parlé) ont déterminé toutes ces théories et leur ont donné leur forme particulière. A partir des mêmes principes, on aurait pu arriver aux conclusions opposées.
Dante, le transhumanisme et l’alchimie
Et puis, il faut aussi remonter plus loin, à l’alchimie et l’ésotérisme de la renaissance, où l’on trouvera une autre piste éclairante pour savoir ce qu’est le transhumanisme. On verra que ce « démiurgisme » vient de loin. Car on doit la première occurrence du mot « transhumanisme » à Dante Alighieri qui se proposait déjà, dans la Divine Comédie, au moment d’entrer au Paradis, de transcender l’humanité… de « trasumanare », selon son terme.
Le projet de dictature technocratique basée sur une foi scientiste telle que celle de Julian Huxley est ainsi relié aux origines ésotériques de l’humanisme et de la science. La recherche était alors découragée par l’Eglise et devait se travestir pour se cacher. D’où les langages symboliques à multiples sens, les exégèses prométhéistes de la bible des kabbalistes chrétiens comme Pic de la Mirandolle ou Marsile Ficin où apparait la possibilité de divinisation de l’homme, qui outrepassait de beaucoup aux yeux de l’Eglise la participation partielle de l’âme humaine à la divinité qu’avait énoncée Thomas d’Aquin.
Scientisme, fausse transparence et ésotérisme
A l’inverse de ces origines, la science actuelle se veut rationnelle, objective, transparente à elle-même. Pourtant nous avons vu et verrons encore que derrière ces présentions rationalistes, les préoccupations ésotériques sont là: transformation mystique de soi et de l’humanité, volonté d’unification universelle qui ramène au néoplatonisme des alchimistes (convergence NBIC), nombreux niveaux de lecture où se dissimulent ces visées mystiques non directement dicibles.
Un des sens cachés du transhumanisme, c’est justement son élitisme implicite (certes gros comme le nez au milieu de la figure pour ceux qui tirent les conclusions des postulats transhumanistes, mais néanmoins non réellement explicités). C’est le même élitisme que celui des eugénistes, mais caché derrière la matérialisation de tous les rêves les plus fous des alchimistes, qui n’étaient souvent que des métaphores pour ces derniers. Ils sont proposé au premier degré au quidam époustouflable… je les ai énumérés au début de ce papier.
Mais leur sens est-il bien celui-ci, l’omniscience littérale, la vie éternelle, la rédemption générale par la technique? On est frappé par la vulgarité de cette rédemption, par la matérialisation, la littéralisation du métaphorique d’autrefois.
Excellent texte, qui m’a permis d’en savoir plus sur cette intrigante famille Huxley. Aldous qui denoncait le projet de Julian… On peut dire que le Meilleur des Mondes est une oeuvre a deux faces…
Merci. Oui, l’oeuvre, comme l’auteur Aldous, sont très ambigus. Nous en reparlerons 😉
Huxley faisait partie de la Fabian Society il me semble; tout comme Orwell et Wells. D’ailleurs, « 1984 » est la date du centenaire de ce groupe.
Bon article ! Comme tous les autres d’ailleurs. J’aime bien ce blog.
Merci bien! Effectivement, la Fabian Society, c’est la gauche la plus « de droite » du monde…et Orwell a dit d’eux par la suite beaucoup de mal. Je viens de lire les essais futurologiques de H.G. Wells et Russell… C’est gratiné.
Cliquer pour accéder à 22664022-H-G-Wells-The-Open-Conspiracy.pdf
Cliquer pour accéder à 2015.499767.the-scientific_text.pdf
Wou merci, ça va me faire un peu de lecture ! ^^
Sinon y a le dernier post d’Interstrate ki aborde le sujet;) https://interstrate.com/2018/03/19/dystopies-globalistes-bertrand-russell-h-g-wells-et-les-socialistes-fabiens/
Lu ! Du très bon, encore une fois ! 😉