
« Anunaki’s taking » de Michael Page, peintre qui fait disparaître des formes humaines dans d’inquiétants magmas de coups de peinture fractale
La concentration du capital
Et si on parlait un peu de Karl Marx?
Marx parle de la concentration du capital comme d’un mouvement naturel dans la société capitaliste. C’est une analyse spécialement pertinente dans le schéma de concentration de la puissance dans les mains des firmes de la Silicon Valley, google, Facebook, Uber, Amazon et tous ceux qui viennent.

Karl Marx (1818-1883)
Ajoutons que Marx est un penseur parfaitement messianique qui décrit l’accélération historique en même temps qu’il l’invoque, qualifiant dans le Manifeste du parti communiste le capitalisme lui-même de « révolutionnaire ». C’est la grande confusion de la « science » du matérialisme historique, qui fait rentrer l’eschatologie dans la science, dissimulant ainsi son caractère performatif (le fait qu’elle construit la réalité en prétendant la décrire, un peu comme la presse). Marx prophétisait ainsi au XIXème siècle l’autodestruction du capitalisme, mais il célébrait aussi son avènement en tant que processus révolutionnaire, comme les prémisses du temps eschatologique où devait arriver la révolution finale (celle du prolétariat) qui amènerait le paradis communiste sur terre.

Un flux dans un paysage (Michael Page) qui me fait penser au flux du devenir humain, que les prophètes d’hier et d’aujourd’hui tentent de canaliser.
Mais la prophétie de Marx s’appuie néanmoins sur un risque que Marx a très justement mis en évidence: la concentration inexorable du capital conduit vers l’autodestruction du système car il finirait par priver toute la population de la possibilité de consommer et de continuer ainsi à faire tourner la machine.
La disruption
La disruption d’aujourd’hui (dont Uber est l’exemple emblématique) ressemble au capitalisme sauvage du XIXe siècle. Elle consiste à détruire tous les intermédiaires économiques pour confier toute l’intermédiation aux firmes de la Silicon Valley, en les court-circuitant grâce à internet.
Les firmes disruptives sont celles qui ont la plus forte croissance. Non parce qu’elles offrent des techniques particulièrement innovantes, mais plutôt parce qu’elles ont la capacité de détruire tout le tissu local existant, puis de croître en le remplaçant à moindre coût grâce au web et au fait que nous sommes tous directement câblés par nos smartphones, (directement connecté aux centrales des géant de la Silicon Valley).
La perspective d’un système total centralisé
Le schéma décentralisé à gauche représente les structures anciennes de l’économie et de la société. C’est l’idéal-type de l’organisation d’une multiplicité d’acteurs dans une société ouverte, à concurrence libre. Des centres plus ou moins importants constituent une hiérarchie entre les unités qui se modifie selon les actions des uns et des autres.
Le schéma centralisé à droite représente une centralisation absolue, telle que Uber la constitue actuellement, où un acteur dominant au centre se relie directement à toutes les unités isolées. C’est le cauchemar owellien classique, la dictature stalinienne ou hitlerienne. Ou alors une ciber-dictature où chaque individu est relié par son terminal à un centre qui organise tout.
Pourtant, le marketing des géants d’internet nous vend l’idée d’une libération de tous les liens et obligations… Peut-être qu’il est moins douloureux, comme le disait Alexis de Tocqueville, d’être soumis à un maître lointain et incommensurable (Dieu ou la Silicon Valley) que proche et trop semblable à nous.
Le camembert de la disruption:

Aux Etats-Unis, le Venture Capital, consacré aux activités les plus risquées et rentables, était en 2011 intégralement dédié aux nouvelles technologies (si l’on excepte les 18% de la recherche médicale qui doivent avoir rapport avec le transhumanisme et les recherches relatives au cerveau)
Investir dans les monopoles
Depuis deux ou trois ans dans le monde des investisseurs on parle de « Licornes » (unicorns): ce sont ces firmes dont le destin est, comme pour google, d’exercer un monopole sur une certaine activité. C’est pour faire des licornes hyperrentables que les Capital Risqueurs (Venture Capital) financent des startups dont 90% à 95% font faillite.
Bien sûr, on ne parle pas de monopole sur CNBC ou dans le Financial Times, mais la règle du jeu est bien « The winner takes all » (le gagnant remporte tout), et google exerce un monopole absolu sur la recherche internet. De même, Facebook a le quasi-monopole des réseaux sociaux et le développe en achetant et intégrant tous les éventuels concurrents (comme Instagram).
La presse et la com disruptées, depuis si longtemps, en silence
Il en résulte pour Facebook et google une sorte de duopole, une domination presque absolue dans le domaine de la communication, de la publicité et du marketing. On peut supposer que la presse et la communication/publicité/marketing ont été les premiers secteurs « disruptés » par la Silicon valley, même s’ils n’ont pas fait de vagues, contrairement aux taxis. Oui, les médias se sont laissé gentiment siphonner leurs revenus et leurs moyens en gardant le sourire et l’optimisme inhérents à leur profession. Et ils se sont servilement conformés aux algorithmes que les marketteurs et communicants, oracles du dieu google, leur imposaient à l’encontre de toutes les règles de leur métier (Laurenn Malka, jeune journaliste, fait en ce moment la tournée des médias avec un livre sur le sujett qui semble assez à charge).A présent ils font faillite (les journaux en particulier) ou subsistent grâce à des subventions et à la générosité intéressée de milliardaires et grands groupes qui les financent à perte. Qu’auraient-ils pu faire? Cette question rhétorique décèle un fatalisme frappé du bon sens.

Après la première vague de disruption des 20 dernières années, les journalistes et les communicants seront bientôt frappés par la deuxième vague où des robots et des algorithmes effectueront leur travail.
Détruire toutes les structures économiques
Les financiers continuent d’investir des sommes gigantesques dans des entreprises comme Uber ou AirBNB qui à l’heure actuelle perdent de l’argent. Une fois qu’elles auront soumis tout le marché mondial du taxi ou de l’hôtellerie, elles deviendront hyper-rentables, comme le sont Facebook et Amazon dans leurs domaines respectifs.
Aujourd’hui, google (alphabet) vaut plus de 500 milliards, Apple 800 milliards, Facebook, 402 milliards. Uber perd de l’argent mais vaut déjà 69 milliards et n’est pas encore cotée en bourse. Uber ne compte que 7000 employés, google 50 000 et Facebook 12000. Par comparaison, Morgan Stanley Chase, la plus grosse banque américaine vaut 327,34 milliards et compte plus de 220 000 employés. Ca fait beaucoup d’employés au milliards. Une petite disruption ne ferait sans doute pas de mal, aux yeux d’un disciple d’Hayek ou de Milton Friedman… Les chiffres pour le reste de l’économie à l’ancienne laissent peu de doute sur la purge qui se prépare dans les années qui viennent:
General Motors (212 000 employés/32 mia de capitalisation),
UBS (60 099 employés/62 mia)
Renault (120 136 employés [!]/25 mia [!!!]).
Rajoutons pour compléter le tableau qu’à la différence des employés de l’ancienne économie, les employés des géants Hi-tech sont juridiquement protégés et financièrement intéressés de telle façon qu’ils entrent ipso facto dans une hyperclasse séparée du reste de l’humanité.
Détruire le capitalisme
Beaucoup d’économistes dénoncent cette forme d’« investissement dans le monopole », bien entendu en contradiction avec le principe même du capitalisme, où une pluralité d’acteurs est censée être en concurrence sur un marché libre. Détruire partout le tissu économique natif (les intermédiaires locaux) pour le soumettre à de nouvelles procédures centralisées de la Silicon valley peut-il être une stratégie économique viable? Si c’est le cas, c’est aussi une stratégie de sortie du capitalisme, vers une cyber-dictature. (Je constate que tous mes posts se terminent de la même façon, avec un petit clin d’oeil à Aldous Huxley et au Meilleur des mondes)

Aldous Huxley (1894-1963), T-shirt pop
J’en termine avec ce lien vers un article du New-yorker qui montre qu’en ces temps tumultueux, les magnas de la nouvelle économie semblent parier sur le survivalisme, cette façon de vivre en préparation de l’apocalypse auparavant réservé aux paranoïaques d’extrême droite. Est-ce qu’ils pensent comme Marx que le système va s’écrouler? Est-ce simplement un tic de mauvaise conscience de gens qui savent que ce qu’ils font n’est pas très éthique? Voilà dans quelles perspectives se poursuivra cette série prométhéenne qui vise à expliquer ce qu’est le transhumanisme et l’utopie techniciste.
Précédents posts de la série:
La technique est la continuation de la biologie par d’autres moyens [Prométhée et le feu]
(post dont je recommande la lecture…)
Le capitalisme est il une forme de vie? (Prométhée et Darwin]
(Celui-là est long et chiant mais non dénué de pertinence)
Extrêmement lucide! C’est pourquoi il faut maintenant privilégier l’échange de biens
en circuit court et les relations de proximité. Continuer à developper l’échange (gratuit) d’informations sur une échelle globale.
Un article intéressant, merci. Une question: la finitude du monde naturel (épuisement des ressources naturelles à l’échelle humaine) ne précéderait-elle pas la disruption?
Oui, Nicolas effectivement, la question pourrait aussi être: l’effondrement est-il avant tout matériel (épuisement des ressources naturelles, eau, énergie, nourriture) ou spirituel et symbolique. Ici (sur Interstrates), je parle avant tout du symbolique, parce que personne n’en parle vraiment et personne n’en a vraiment conscience. Il me semble que cet effondrement est encore plus catastrophique et qu’il précède l’effondrement matériel, même si les 2 sont sans doute liés. Donc je fais de la compensation, puisque personne ne parle de cet effondrement symbolique (sauf Stiegler et les quelques philosophes incontournables que je cite souvent, comme Nietzsche, Jung etc.).
Lovelyy post