La technique est la continuation de la vie par d’autres moyens, avons nous posé ici, en suivant les pas de Prométhée et de Kubrick. Ensuite on avait vu que la technique, puis le capitalisme, pouvaient être considérés comme des formes extériorisées, externalisées, du jaillissement vital primal. Et l’on avait conclu que dans cette perspective, le capitalisme, voire le techno-capitalisme ressemblait à une forme de vie qui se retournait contre la vie. Un feu (pour filer la métaphore techno-prométhéenne) ultra concentré qui détruit ce que nous avons précédemment réalisé avec lui lorsqu’il était moins incandescent (la société, les institutions, la culture).
Ci-dessous, je vais explorer comment le technocapitalisme, non seulement ressemble à la vie telle que la décrit Darwin mais utilise la théorie de l’évolution pour se naturaliser et asseoir sa suprématie depuis ses débuts. Non seulement il ressemble à la vie, mais il s’efforce d’y ressembler.
1] Le capitalisme, une forme économique du darwinisme
L’argument démographique
Le boum démographique mondial et l’extension que le capitalisme a engendrés ces deux derniers siècles a longtemps fait penser que c’est un système efficace pour la multiplication de l’espèce humaine.

La population de la terre explose à partir de la révolution industrielle, vers 1800
Les racines entremêlées du Darwinisme et du libéralisme économique
Herbert Spencer, inventeur du darwinisme social, a transposé la théorie de l’évolution de Darwin et la concurrence pour la survie dans le domaine social pour justifier l’exploitation maximale du travailleur et la misère consécutive au XIXème siècle (la survie du plus apte/survival of the fittest est une expression inventée par Spencer). Auparavant, il faut dire que Darwin a été lui-même inspiré par Thomas Malthus, économiste classique pessimiste qui considérait les famines et la misère comme des régulateurs de la démographie qu’il ne fallait surtout pas atténuer.
- Thomas Malthus (1766-1834)
- Charles Darwin (1809-1872)
- Herbert Spencer (1820–1903)
De la lutte pour la survie à la concurrence économique
Le capitalisme prétend s’inscrire comme un ajustement économico-politique harmonieux et productif à ce que révèle Charles Darwin (les variations des caractères, la sélection naturelle, l’adaptation, l’évolution, etc.) Cet ajustement proviendrait de sa capacité à intégrer la violence de la lutte pour la survie, et toutes les pulsions négatives qui lui sont liées, dans des schémas de compétition économique pacifiés qui sont ceux du développement capitaliste. C’est ce qui fait dire aux néo-libéraux que le capitalisme aurait gagné le concours de sélection naturelle entre plusieurs autres systèmes économico-politiques moins « adaptés ».
Incontestablement, il y a une part de vérité dans cette affirmation: le développement capitaliste semble spontané, autorépliquant et auto-organisateur (autopoïétique, comme on dit en langue cybernétique, mais j’anticipe). Comme je le montre de façon récurrente dans ce blog, par la forme même de son développement, le capitalisme (le système) ressemble aux formes fractales produites par la nature qu’a mises en évidence Benoît Mandelbrot et qui peuvent être générées artificiellement par des ordinateurs dans des déclinaisons infinies, comme ci-dessous.
La main invisible ou la force cosmique de l’égoïsme global
Selon le fondateur de l’économie libérale Adam Smith (1723 – 1790), ce système auto-organisateur est régulé par la main invisible du marché, la synthèse de tous les égoïsmes particuliers, qui mis en concurrence font émerger la richesse des nations. L’égoïsme de l’acteur social est analogue à la « cruauté » du fauve qu’un moraliste tel Jean de La Fontaine perçoit comme participant d’un certain ordre du cosmos. Adam Smith a été également inspiré par Mandeville, économiste furieusement cynique (darwiniste social avant la lettre) qui a fait connaître La Fontaine aux Anglais. Avec son allégorie de la ruche (déjà une image biologique), affirme que ce sont les vices qui créent richesse et prospérité dans la société (Vices privés, vertus publiques est le titre explicite de son ouvrage en anglais). Comme quoi le capitalisme a aussi des racines bien françaises.

« En poursuivant son propre intérêt, on promeut celui de la société plus efficacement que si on cherchait directement à le promouvoir. » Adam Smith, La richesse des nations
2] Une nouvelle forme de vie qui se retourne contre la vie
Mais aujourd’hui le changement anthropologique que suscite le capitalisme, en favorisant partout les formes de comportement symétriques de compétition, apparaît de plus en plus problématique. L’ethos matérialiste/égoïste/individualiste se réplique fractalement partout, ainsi que les modes de vie superficiellement différents, mais fondamentalement semblables, standardisés par la mondialisation. Ainsi de nos modes d’organisation de plus en plus communs, les espaces uniformisés de nos grandes villes, nos produits culturels, réseaux sociaux, etc, etc, etc.
Et je ne parle même pas de la guerre et de la misère que subit toute une partie du monde comme une contrepartie de notre mode de vie supposé hédoniste. (Je pense au proche-orient et à l’Afrique où nous prélevons une grande part de nos ressources.) Ni du terrorisme ou des risques de plus vaste conflit géopolitique. La concentration capitalistique comme forme d’organisation de l’élan vital pourrait avoir le destin qu’elle prétend conjurer et que lui prédisait Lénine: la guerre. (Souvenons-nous de l’os, premier outil et première arme, selon la cosmologie Kubrickienne.)
3] Darwin et Adam Smith ont-ils inventé une nouvelle religion?
La main invisible était déjà imprégnée de l’idée de Dieu, comme je l’évoquais dans ce post, mais elle va se parer, avec Darwin, de l’éclat du miracle de la vie.

La main de Dieu qui donne la vie à Adam dans la Création d’Adam de Michelange
Bien que Darwin et les Darwinistes ne cessent de dire qu’il n’y a pas de « téléologie » dans leur théorie (ce qui veut dire qu’il n’y a pas d’issue préprogrammée au processus de sélection naturelle), implicitement c’est le contraire qui est sous-entendu. C’est à dire que ce qui émerge (le caractère sélectionné, l’individu résistant, la réalité telle qu’elle est) apparait irrémédiablement a posteriori comme ce qui devait arriver, comme la vérité de l’évolution. Cela fait penser à l’harmonie préétablie que Leibniz voit dans le monde dont tous les rapports entre ses éléments seraient prédéterminés à l’avance par Dieu.
Une « harmonie préétablie » (ou un « dessein intelligent« , pour parler comme un créationniste) serait comme cachée dans le hasard (ou le chaos)… C’est d’ailleurs le message que nous suggère aussi de la physique post-newtonnienne (relativité générale, physique quantique) qui a un rôle cosmologique et crypto-théologique non-négligeable aujourd’hui. Le hasard (ou le chaos?) est-il devenu nôtre nouveau Dieu? Comme d’habitude le religieux chassé par la porte revient par la fenêtre. Le darwinisme comme mythe cosmologique est irrémédiablement téléologique et théologique.

La vie serait un phénomène d’émergence de systèmes à partir du chaos, comme l’organisation des bancs de poissons ou les systèmes d’interactions humains. La survie du système est due à l’interaction constante et conjointe du tout sur les parties et des parties sur le tout. Ce concept d’émergence devient dangereux du moment que la raison se propose de produire artificiellement l’émergence, comme nous allons le voir.
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4] Le culte de l’émergence et du changement
Shumpeter et la destruction créatrice
Le succès de la pensée de l’économiste Joseph Schumpeter dans la seconde partie du 20ème siècle va accélérer la cadence historique et économique de ce grand mouvement. Schumpeter explique que la croissance se base sur la destruction des anciennes industries par de nouvelles industries plus performantes. Cette « destruction créatrice » est inspirée de Darwin et son couple vedette variation/sélection, qui donne, dans la théorie Shumpeterienne, les couples invention/innovation et inventeur/entrepreneur.
La cybernétique

Schéma de base de la cybernétique: le système (la boîte nommée « process » sur ce schéma) est un appareil de traitement (process) de l’information continu qui en même temps reçoit des informations de l’extérieur, les traite (process) et renvoie des informations à l’extérieur qui changent l’environnement. Le résultat de ce changement est renvoyé au système sous forme de « feedback ». Et tous ces « flux d’informations » sont simultanés, ainsi que leur traitement.
Après Schumpeter, il ne manquait plus qu’une grande théorie unificatrice de toutes les sciences pour créer un modèle universel qui imposerait le dogme du changement dans tous les domaines de la vie humaine. Ce sera la cybernétique, qui conceptualise un système comme une émergence spontanée du désordre, ou du chaos, en s’inspirant de la vie (du moins, selon la lecture de Darwin des cybernéticiens). A tous les niveaux l’organisation surgit du chaos. Des particules émergent les molécules, des molécules, les cellules vivantes, et ainsi de suite jusque’à l’homme et les systèmes sociaux, techniques et culturels les plus complexes.
De la théorie scientifique à l’idéologie du changement: Prométhée rejoint Darwin
Comment ne pas s’émerveiller devant toutes ces organisations qui naissent du désordre, du chaos? A partir de ces incontestables prodiges, toutes sortes de méthodes et protocoles visant à favoriser le changement à tous les niveaux de la société vont émaner de divers gourous et idéologues abreuvés à la source magique de la cybernétique (en Californie ou à New-York). C’est là où Prométhée rejoint Darwin. L’émergence n’est plus seulement un processus que l’on observe mais un principe de création et d’ingénierie sociale.
La théorie des systèmes (et/ou des organisations) va essaimer dans toutes les sciences dures ou molles, ainsi que dans les technique de gestion sociale. Partout seront diffusés ses modèles qu’appliqueront des ingénieurs, des managers, des économistes, des politologues, etc.
Quelques schémas cybernétiques, en économie, management ou psychologie (cliquez dessus pour les agrandir):
Le corollaire de la stabilité homéostatique (homéostasie = maintien d’un système dans un état d’équilibre) qu’illustrent et connotent ces schémas est la faculté adaptative que l’on demande à chaque sytème et sous-système (employé, équipes, entreprises, pays, etc.), leur permutabilité et la réorganisation permanente de tous ces éléments. Le petit schéma de management ci-dessous illustre le glissement logique pervers de l’idéologie cybernétique: la passion de la réorganisation, comme un principe d’action, pour faire émerger les nouveaux schémas (patterns), nouveaux systèmes, nouvelles émergences.
C’est déjà l’arrivée de la « disruption », même si le mot n’a été inventé qu’en 1990 (par un marketteur français!), mais tout à fait dans cet état d’esprit. Petit à petit le changement devient un bien en soi. Partout, on casse les équipes, les institutions, les systèmes, pour en faire émerger d’autres, plus performants, mieux « adaptés ». Tout ceci est théorisé par les managers des années 80-90 et jusqu’à aujourd’hui. Break paradigms est un slogan caractéristique de cette tendance que l’on retrouvait sur tous les bureaux de managers dans les années 90. Cet arsenal conceptuel a permis à la nouvelle classe manageriale de détruire l’industrie européenne sans complexe et même avec la satisfaction morale d’oeuvrer pour le bien supérieur de l’humanité.
- Manuel de Management de Nolan et Croson (1995)
- Manuel de management de Mcknight, Vaaler et Katz (2001)
5] Du changement à la crise permanente
Aujourd’hui, tous ceux qui ont encore la chance ou la malchance de travailler dans une entreprise ou un service font l’expérience de changements de plus en plus incessants, inutiles la plupart du temps et généralement nuisibles. Les organisations enrobent ces changements d’une communication toujours moins crédible qui apparaît de plus en plus comme la marque d’un pouvoir absolu. L’illustration fantaisie ci-contre, comme dessinée par un enfant, en est un exemple grinçant.
Du côté du marketing et de la consommation, une frénésie symétrique est également organisée et provoque le même genre d’exaspération. C’est le sujet de biens des posts passés et futurs de ce blog, aussi je n’en parlerai pas plus que ça, si ce n’est pour rappeler que l’on enregistre de plus en plus de signes d’exténuation du consommateur et de son désir.
Décrire ou construire la réalité?
En bref, consommateurs ou travailleurs, les gens n’y croient plus, comme dit Bernard Stiegler. Et alors il apparait toujours plus clair que tous ces protocoles instituant le changement permanent comme principe de croissance relèvent d’une idéologie destinée à la perpétuation de ce système, cette forme de vie qui ronge la vie, ce feu qui s’est retourné contre le feu. Tous ces schémas manageriaux cybernétiques, ces sondages, ces protocoles et toute cette science économique n’étaient pas de la science mais bien des énoncés performatifs (qui prétendent décrire la réalité alors qu’ils la construisent ). Cette armature idéologique fait partie intégrante de la forme de vie capitaliste qui la sécrète. Elle se développe avec elle, la soutenant et la renforçant dans son développement. Mais si l’on n’y croit plus que faire?
Un système au bord de l’explosion
Face à tous les frottements inhabituels qui semblent se concrétiser depuis le Brexit et Trump, le sentiment apocalyptique qui hante depuis longtemps déjà et très logiquement ce système basé sur la destruction créatrice se concrétise. Un des sens de l’apocalypse est celui de révélation ou de dévoilement (c’est le sens étymologique de apocalypse). Cette révélation pourrait être celle de l’inanité de tout ce système et ses justifications idéologiques, cryptothéologique, son discrédit généralisé, ainsi que l’analyse (prophétise?) Bernard Stiegler depuis 20 ans.
Dans le prochain et dernier post de cette série, on parviendra à l’ultime proposition cryptothéologique destinée à réinstaurer la croyance dans le monde: le transhumanisme, comme stade final du capitalisme, et comme ultime tentative de réenchanter le progrès techno-darwiniste par delà son désenchantement.