Un nouveau Maccarthysme à échelle globale est peut-être en train de naître. En Europe comme aux Etats-Unis, on prend des mesures contre la liberté d’expression sur internet. Dans une synchronie suspecte et moutonnière représentative des griefs qu’on lui fait, la presse « officielle » ressasse en boucle les termes de « Fake News » et de « post-vérité » pour expliquer la victoire de Trump et les phénomènes « populistes ». Et elle désigne des boucs émissaires commodes: la Russie et Internet. Bien sûr, c’est un peu facile, comme le révèle la polémique que je vais relater. Voici un petit feuilleton sur le mode burlesque et moral de l’ « arroseur arrosé » avec le Washington post dans le rôle titre:
Le journal a sorti cet article le 24 décembre dans lequel il dénonce toute une série de sites de « médias alternatifs » accusés de produire ou de relayer de « fausses informations » pour faire la propagande du Kremlin, se basant sur la « caution scientifique » d’un pool « d’experts indépendants » pour valider cette analyse. Dans la foulée, cette information était reprise telle quelle par de nombreux autres médias, et même retwittée par des officiels comme cet ex-conseiller de la maison Blanche, Dan Pfeiffer qui se demandait « Pourquoi cette information ne fait pas toutes les unes des médias? », …tellement à ses yeux, c’était vital (et nouveau!)…
Or il se trouve que deux jours plus tard, Glenn Greenwald publiait une dénonciation vibrante de cette « liste » du Washington Post, la qualifiant de démarche « mccarrtyste ». Pour cet avocat de la liberté d’expression qui a aidé Edward Snowden à faire ses révélations, l’établissement d’une « liste noire » est déjà en soi un élément qui rappelle les mauvais souvenirs de l’époque où l’on persécutait des citoyens américains pour crime d’opinion.
Et Glenn Greenwald ajoute que les accusations qui accompagnent la liste sont très peu fondées. Beaucoup des sites visés ont le seul tort d’être indépendants des médias officiels, et de plus ils sont souvent gérés par des journalistes reconnus, qui ont montré sur la longueur une grande rigueur dans leur traitement de l’information. Entretemps, Naked Capitalism a demandé des excuses publiques et un retrait de l’article et menace de porter plainte contre le Washington Post pour diffamation.
En fin de compte, la liste visait tous les sites, de gauche, de droite ou d’extrême droite qui sont en désaccord avec la politique menée par l’OTAN et par les états-Unis dans le monde (dont Hillary, victime prétendue de la « propagande russe », était la représentante). À ce compte-là, les agents russes sont plutôt nombreux. En parcourant la rhétorique embrouillée du site, Greenwald constate que les critères pour identifier les sites propagandistes relèvent du procès d’intention sans aucune preuve. Pour être inclus, il suffit qu’un site soutienne des thèses voisines de celles du Kremlin, ou qu’ils attaquent de supposés ennemis du Kremlin comme Obama, Hillary Clinton, la presse « mainstream » ou le « centre gauche et le « centre droit »! Et le tout est saupoudré de graphiques et de termes informatiques qui donnent un verni de scientificité, genre « digital mapping » ou « algorithmes araignées ».
Et ce qui coince au niveau journalistique est que le pool d’experts qui a produit la liste est éminemment suspect. Et c’est sur son invocation que repose tout l’article, et c’est lui qui a produit la liste. Propornot (pour « propaganda or not propaganda »…) se révèle une officine opaque, créée il y a quelques mois, totalement anonyme et qui ne répond que par des emails énigmatiques à Greenwald, et qui refuse de lui parler par téléphone. Le malaise s’accroît devant l’amateurisme du site, ou celui de ses communications sur les réseaux: les tweets de propornot sont absolument risibles, écrits sur un ton vaguement polémique, à prétention humoristique, qui pourraient plaire à des amateurs d' »info alternative » tels qu’on doit se les imaginer dans quelque agence de com clandestine. Et, comble du ridicule, Propornot justifie son anonymat par sa crainte des Hackers russes!
Or, sans Glenn Greenwald et sa renommée, je crois que la liste du Washington Post serait passée comme une lettre à la poste dans tous les « médias officiels ». Grâce à l’intervention de l’avocat, le bulldozer communicationnel anti-russe et anti-internet qui fait mouliner par les médias les « Fake News » et « Post-vérité » a été questionné. Le New Yorker a ainsi poursuivi l’enquête sur Propornot et est même parvenu à discuter au téléphone avec ses responsables, toujours anonymes. Le Monde s’est aussi piqué d’un article timide où à reculons, il relate ce débat… (J’ai placé un post-scriptum là-dessus sous ce post.)
Mais les critiques du New-Yorker et de Greenwald ne vont pas inverser la machine médiatique officielle qui mouline le refrain des « fake news » et de la « post-vérité »: déjà le 30 novembre est passée une législation aux Etats-Unis pour limiter la « propagande russe ». La loi baptisée « title V », qui doit encore obtenir l’approbation du Sénat, se propose de « contrer activement les manœuvres russes pour exercer une influence clandestine » qui peuvent concerner la « manipulation de médias », la « désinformation », l' »établissement ou le financement de groupes d’influence (« front group »). On imagine sans peine comment il serait facile d’abuser de ces critères.
Et la législation européenne contre la « propagande russe » vient d’être votée le 23 novembre, ce qui permet à Poutine de se payer le luxe de s’inquiéter pour la démocratie et la liberté d’expression en Europe.
Tout indique ici que nous n’avons pas affaire, comme le prétend hypocritement la presse occidentale, à un combat entre la vérité de la presse officielle et la fausseté des fake news, mais à une confrontation de deux hégémonies: celle de l’OTAN et des oligarchies occidentales, contre celle de la Russie et de la Chine. Le Brexit et l’élection de Trump sont deux évènements qui précipitent cette crise et hystérisent le débat.
Je ne dis pas que le Kremlin n’essaie pas d’influencer le débat sur internet, mais je crois que cette influence n’est rien comparée à celle de la nébuleuse des think tanks atlantistes. Or l’affaire de la liste montre incontestablement que les médias officiels repèrent l’une mais pas l’autre. A bien des égards cette propagande atlantiste est aux médias ce que l’eau est aux poissons.
De plus en plus contaminés par la com, les journalistes se copient les uns les autres, incapables d’aller vérifier une information, dans l’urgence où ils travaillent. Au mieux, ils appellent un expert patenté par quelque think tank (pro-OTAN) pour venir confirmer leurs idées préconçues. Et voilà l’écosystème de corruption discrète qui lie les ONG, les Think Tanks, les agences de com et la presse, dans lequel la gauche modérée (Hillary, Hollande) s’est malheureusement compromise jusqu’au cou avec les lobbies pro-guerres. (Ces liens montrent plein d’organismes de désinformation mis en place par les Etats Unis ou l’OTAN qui rappellent Propornot.)
C’est ce que dénoncent sans cesse les sites de la liste, qui reprochent à la presse officielle de taire les affaires que révélaient les emails d’Hillary, notamment les manipulations incroyables autour de la Syrie. Et la dénonciation de l’action du Kremlin dans ce piratage est elle-même plutôt contestable et contestée.
Dans ces conditions de panique systémique, la crainte d’un nouveau Maccarthysme en Europe et aux Etats-unis drapé dans les atours raisonnables du politiquement correct et de l’amour de la vérité (!) est effectivement fondée. Outre les législations dont j’ai parlé, il existe des projets qui sont peut-être plus inquiétants encore, comme Google et Facebook qui étudient comment mettre en place des filtres contre les « Fake News ». Là ce sera un vrai cauchemar orwellien et cybernétique à la Black Mirror, comme j’en parlais ici. Nous en y reviendrons sûrement.
Post scriptum:
Le Monde, petite chapelle provinciale de la pensée unique mondiale
Le Monde relate ce « débat » sur son blog « Big browser », dans un article très mesuré : « Le spectre de la désinformation russe derrière les « fake news » sur Internet ». Il n’y a que les guillemets qui encadrent le terme fake news pour nous faire comprendre ce qu’est l’information traitée ici (la remise en question du récit officiel de la presse, selon lequel les russes sont responsables de ce qu’on appelle des fake news). Ce titre langue de bois est bien-sûr en contradiction avec des règles élémentaires de factualité et de clarté qui sont celles du journalisme. Mais comment être clair et factuel quand on parle de quelque chose dont on ne voudrait pas parler, et dont on ne parle que pour le minimiser ? Si les journalistes du monde avaient pu le lire cet article du New Yorker dont nous parlions, intitulé « La propagande sur la propagande russe », ils auraient sûrement été un peu plus moins pusillanimes. Hélas, il est sorti un jour après le leur.
Le monde conclut donc tartuffement son article en rappelant l’importance des fausses nouvelles dont la propagande russe nous contamine à travers Russia Today et Sputnik News, et l’importance d’adopter des lois pour s’en prévenir.