Dans le cadre d’une société de consommation, le désir est le carburant de base, que le marketing est chargé de susciter. Or comme les autres ressources naturelles, le désir a été tellement exploité qu’il s’épuise. Derrière le désir, c’est la vie-même qui s’épuise, dit Bernard Stiegler, et c’est ce que l’on va voir ici.
La consommation pulsionnelle
Le système expansionniste du marketing, bras de levier du capitalisme, vise notre inconscient et le canalise vers toujours plus de consommation compulsive. Bernard Stiegler va jusqu’à dire que le désir, forme élaborée de l’énergie vitale, a disparu. Il ne reste plus que la pulsion, forme automatique, animale et non élaborée de l’énergie vitale.
D’où le fait que la consommation nous apparaît comme une véritable addiction. Il y a un mouvement qui s’autoalimente, car en suscitant sans cesse le désir, on l’épuise, et l’on doit trouver de nouveaux stimuli, toujours plus agressifs, pour susciter de nouveaux désirs, toujours plus pulsionnel. Dans la mise en production de notre intériorité, comme dans celle de l’environnement, le capitalisme détruit ce ce qui était donné et gratuit, pour nous en vendre un ersatz payant et packagé. Et le processus s’accélère.
Fin du désir et effondrement de la confiance
Et avec le désir, c’est la croyance et la confiance qui disparaissent, deux éléments sans lesquels la société s’effondre. Car dans une société qui n’est plus désirable est aussi une société dans laquelle on n’a plus confiance, et les pulsions négatives ne demandent qu’à s’y exprimer. Les marketteurs en sont très content, car plus le désir tend vers la pulsion, plus il est facilement canalisé. Le cercle vicieux semble implacable.
C’est ce diagnostic que Stiegler martèle depuis 20 ans ne peut que nous interpeller aujourd’hui, fin 2016, où nous pressentons, interloqués, les prémisses de l’effondrement d’un monde, sans savoir ce qui va naître de ses ruines.

Tour de Babel de déchets, « Pollution », toile de l’artiste chinois Du Zhenjun, 2011
Derrière le désir, l’énergie vitale
A travers le désir, c’est l’élan même de la vie qui est capté et détruit par le marketing. Le désir est « un appétit qui a conscience de lui-même », nous dit Spinoza dans L’étique (1677). Un désir est une pulsion qui a conscience d’elle-même, explique Stiegler en s’inspirant de Freud. Nietzsche parlait de volonté de puissance dans un sens voisin, et Freud s’en est inspiré pour développer la psychanalyse. Tous ces penseurs vitalistes postulent que le désir est (ou provient d’) une poussée chaotique, antérieure à notre conscience et à notre individualité, qui est le flux d’énergie vitale. Par la suite, j’utilise dans ce blog le « quasi concept » d’énergie vitale (ou flux d’énergie vitale) pour parler de cette force sous-jacente derrière le vivant dont parlent les vitalistes. C’est un concept général assez vague pour décrire la poussée préindividuelle dont parlent tous ces philosophes.
- Baruch Spinoza (1632-1677)
- Friedrich Nietzsche (1844-1900)
- Sigmund Freud (1856-1939)
Le désir se désire lui-même
Si le désir se fixe sur un objet au niveau de notre conscience, la philosophie, la sagesse et la psychanalyse nous disent que, par ce désir, notre fond chaotique (l’énergie vitale) vise sa propre expansion. Spinoza parle ainsi de l’énergie vitale en terme de « persévérance dans l’être » (conatus). Pour Nietzsche, la vie (ou la volonté de puissance) « travaille à sa propre intensification ». Le désir se désire lui-même. Voilà expliquée la déception qui suit la satisfaction du désir, et le renouvellement infini de ses objets d’attachement. D’où le manque, qui est l’une des manifestations les plus fondamentales de notre être.
Cette vérité psychologique, les marketteurs la connaissent et la formulent pragmatiquement dans le concept assez auto-explicatif de déception post-achat, ou de remord de l’acheteur. Ils savent parfaitement qu’ils mettent tout en oeuvre pour piéger leurs victimes dans la ronde des désirs pulsionnels infinis et toujours renouvelés. Même si leur novlangue technocratique donne à leur pratique l’apparence de protocoles économiquement nécessaires et donc éthiquement neutres, ils le savent. Et c’est ce qui est le plus scandaleux pour Bernard Stiegler.
Patrick Lelay, directeur de TF1, explique en 2004, pour justifier la crétinerie exponentielle de ses programmes, qu’il vend du « temps de cerveau disponible ». Ce qu’il qualifie par euphémisme de « tendance au divertissement » est plus à même de favoriser cette « disponibilité », ainsi que de fédérer le plus grand nombre de téléspectateurs. Cette remarque cynique montre que les mécanismes secrets du marketing (voir mon post sur Bernays), si contradictoires avec les valeurs démocratiques et les Lumières qu’elles professent, s’officialisent petit à petit dans la société post-moderne. Elle montre aussi que le marketing comme forme de pensée, et comme morale de substitution, a envahi toute la société.
Car il faut savoir qu’à une époque, le marketing n’était effectivement qu’un simple département de l’entreprise. C’est dans les années 80 qu’il est devenu une idéologie qui s’est répandue comme un virus dans toute l’entreprise (j’en reparlerai dans un post à venir). A présent, il est légitime de penser qu’il a contaminé toute la société, avec le star-system, le triomphe de la com, les réseaux sociaux, l’autopromotion, etc.

Les arborescences récurrentes et multidimensionnelles des fractales peuvent illustrer la prolifération autoréplicante de l’esprit du marketing, mais aussi celle de la vie. D’où ressortent les traits communs entre le développement de la vie et le capitalisme, que les partisans de ce dernier ne manquent jamais de souligner.
Cette contamination, c’est l’abêtissement pulsionnel généralisé, et je crois qu’aujourd’hui, ce constat stieglerien est assez partagé. Je pense au Loft ou l’émission de Cyril Hanouna, mais ce ne sont que les exemples les plus extrêmes d’une bêtise mimétique universellement promue dans les médias, internet et plus largement dans la société (de consommation), imprégnée de l' »esprit du marketing ». Cette bêtise est promue naturellement, selon l’adage implacablement pragmatique que « c’est ça qui marche ».
Les grecs définissaient l’homme comme un être qui se situe à égale distance entre les dieux et les bêtes. Porté par la sublimation, le désir peut permettre à l’homme de faire les plus grandes choses et de se rapprocher des dieux. C’est bien du désir que naît l’effort qui mène aux exploits sportifs, scientifiques ou aux chefs-d’oeuvres. Mais le flux d’énergie vitale peut aussi se réduire à la pulsion, qui est son expression brute, non élaborée, automatique et pavlovienne, telle que l’encouragent les marketteurs.

Eros, Dieu de l’Amour et, selon Platon, du Désir (Le Banquet). Eros est la pulsion de vie pour Freud, par opposition à Thanatos, la pulsion de mort. Statue qui surplombe Piccadilly Circus à Londres