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La réalité a disparu, répétait Jean Baudrillard à qui voulait l’entendre. De temps en temps, un interlocuteur rationaliste lui montrait un objet, comme la table à laquelle il était assis, et le défiait de contester sa réalité, mais Jean s’en sortait avec beaucoup de talent. Face à quelqu’un qui, pour l’acculer à l’absurde, lui demandait d’envisager l’hypothèse que Jean Baudrillard ne fut qu’un « simulacre« , il a admis qu’il y avait de forte chances que ce soit le cas.

Parfois, pour mettre un peu d’eau dans son vin, il disait que c’était le « principe de la réalité » qui avait disparu. Cela voulait dire qu’on ne pouvait plus croire en la réalité, parce que celle-ci implique une part de secret, le silence, le non exprimé, que détruit un deus ex-machina omniprésent sous sa plume: le système. Cette appellation vague, que l’on retrouve dans la bouche de l’altermondialiste et de l’antiglobaliste lambda, désignait une constellation de secteurs intriqués: les médias, le marketing, la rationalité calculatrice, etc. Tous ceci convergeait dans la réalité et dans ce concept fantomatique et totalisant de système. Il était totalement inspiré par la cybernétique (voir mon post précédent sur le sujet), ce schéma de pensée qui a notamment présidé à la naissance de l’informatique, et dont la fonction est de penser la complexité. Le système, c’est la boule de complexité qu’est le monde.

Le mythe de la main invisible

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Adam Smith, économiste classique fondateur de la doctrine libérale.

La main invisible d’Adam Smith (1723-1790) était le grand mythe fondateur du capitalisme. Il postulait qu’un principe bénéfique supérieur résultait de l’addition de tous les comportements égoïstes des agents économiques. En théorie l’accroissement de la richesse général rejaillit sur  toute la société qui en bénéficie, sous forme de ruissellement économique et de progrès. Au niveau micro, les processus rationnels et comptables maximisaient les profits, tandis qu’au niveau macro, un peu comme Dieu, l’invisible main régulait le tout. Traduite en termes cybernétiques la main invisible était une émergence: une propriété qui résulte d’un ensemble d’élément qui font système. Sous un aspect moral et/ou idéologique, c’était la justification de la rationalité capitaliste (le système est rationnel dans ses moyens, mais il ne peut justifier rationnellement son but, ce vers quoi il tend, qui restera toujours dans le domaine moral, eschatologique, voire métaphysique).

Le capitalisme est devenu le monde

A l’époque d’Adam Smith et de la révolution industrielle, il existait des sphères de l’expérience humaine qui n’avaient pas été intégrées à des mécanismes de calculs et de rentabilité. Ce n’est plus le cas. La marchandisation et le calcul de profit semble aujourd’hui avoir tout conquis, jusqu’à la construction même de la réalité. Si ce n’est qu’il doit bien rester encore quelque chose à conquérir, vu que le processus continue et s’accélère, par des procédés de plus en plus fractals et invisibles qui nous traversent de part en part ( le [neuro]marketing, les nouveaux médias, les techniques de gestion de la conscience, etc.).

Entropies

Ce mouvement vers une intégration absolue, à notre corps défendant ou avec notre complicité (sans doute les deux), ressemble de plus en plus à un destin. Assez universellement constaté et déploré, il semble multiplier les effets indésirables (la crise écologique, le chômage, les phénomènes d’addictions consuméristes, l’angoisse face à l’avenir, etc… etc… etc…) tout en s’en nourrissant (feedback) pour accélérer encore son mouvement. On voit que chaque sous-système gagné par l’entropie est comme reconfiguré par la totalité du système pour se perpétuer. Ainsi en est-il par exemple de l’insécurité croissante, qui permet de développer de nouvelles industries de sécurité ou de faire de l’audience avec des reportages anxiogènes.

Complexification, émergences et pathologies

Ce mouvement d’intégration est en même temps une complexification croissante, par réplication et multiplication (toujours l’analogie informatique et biologique) des systèmes de gestion plus ou moins automatisés et normés. À tous les niveaux, ils émergent pour mieux comprendre et calculer la « réalité », et y faire émerger ces nouveaux « équilibre », souvent pathologiques, dont je parlais au paragraphe précédent.

Ces systèmes et protocoles de gestion qui émergent partout sont installés au nom de la vieille rationalité aujourd’hui radicalisée et dénuée de bornes.  Ils doivent réaliser toutes les potentialités de la réalité: tout connaître, tout calculer, tout exploiter, tout montrer (c’est une des définitions que donne Baudrillard de l’hyperréalité). La résultante de cette profusion (notre réalité, le monde) est pourtant de plus en plus opaque, irrationnelle et contradictoires (pensez aux contradictions qui existent entre le système éducatif et le système du marketing).

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Fractale: une même forme se reproduit partout et à toutes les échelles. Baudrillard voyait dans ces objets mathématiques un reflet emblématique de la complexification vertigineuse et absurde du système

L’inversion du mythe capitaliste

Jean-François Lyotard expliquait que la post-modernité correspondait à la fin des grands récits d’émancipation (Hegelianisme, Marxisme, théories englobantes dans lesquels sont inscrites des déterminations historiques et/ou destinales qui sont évacuées par le holisme de Baudrillard). Mais peut-être que c’est surtout la fin du mythe de la main invisible bienveillante, comme justification supérieure des buts ultimes du capitalisme.


Dans notre imaginaire collectif, la main invisible n’a rien perdu de sa faculté organisationnelle mais elle est devenue mauvaise. Le capitalisme (et notre réalité en devenir, avec laquelle il se confond) a perdu sa justification morale et son cap. Mais comme les déterminations systémiques demeurent et sont inscrites dans le tout, comme dans chaque programme et sous-système de gestion, nous sommes comme à bord d’un véhicule devenu fou qui continue sa route vers la catastrophe.

Pour pallier cette fâcheuse impression, le système multiplie ses investissements dans la gestion de la conscience (médias, [neuro]marketing, etc.) et la production de simulacres pour se perpétuer par delà son discrédit. Il remplace pour ainsi dire la réalité.

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Triangles de Sierpinski, fractale.

La fin de la réalité et la science-fiction

La folie de cette surenchère transparaît dans la (science)-fiction, plus que dans les sciences sociales, qui sont peu capables de percevoir des phénomènes d’ordre métaphysiques comme l’effondrement d’un système de croyance millénaire (la réalité). Ou comme l’apocalypse (la fin du monde), qui devient une figure mythique incontournable (un archétype…) de notre post-modernité.

TerminatorMatrixTruMan Show, et avant eux la littérature de Philip K Dick, qui a inspiré tout notre imaginaire, dépeignent des univers dysfonctionnels et apocalyptiques où une puissance supérieure (la technique, les ordinateurs, le système…) aurait pris le contrôle général à notre détriment.

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Effet fractal dans Matrix

Pour Dick, comme pour Matrix et le True Man Show, on se concentre particulièrement sur des univers de simulations et de simulacres chers à Baudrillard: dans ces films, la réalité a effectivement disparu au profit d’une néoréalité totale qui est un mensonge effectif. Le système (l’émergence suprême) y apparaît comme un mauvais démiurge qui nous aurait enfermé dans ce piège factice, exactement comme le pensaient les sectes chrétiennes de l’antiquité que l’on appelle les gnostiques. Le schéma théologique d’un dieu malveillant qui a enfermé nos âme (bonnes) dans la matière mauvaise du monde (le mal) est également très proche de celui des nombreuses sectes technophiles qui pullulent aujourd’hui, comme la scientologie ou les raéliens.

Moralité: le monde est une boîte noire

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Kim Kardashian, émergence symptomatique de la post-réalité et de sa réplication fractale

Pour cet acharné tireur des ultimes conséquences de la pensée postmoderne qu’était Baudrillard (très inspiré par Philip K. Dick), le monde n’était donc plus que cette boîte noire inconnaissable dont je parlais dans mon précédent post. Les fragments qui lui en parvenaient, objets dérisoires, évènements autogénérés, stars autoréplicantes, médias mimétiques, n’étaient plus que les simulacres sécrétés par ce grand tout qu’il s’appliquait à documenter, mais qu’on ne pouvait plus vraiment connaître. C’était avant tout le règne du vide. Un monde vidé de sa réalité.

Et effectivement, dire système, comme le font les dandy pessimistes tels Baudrillard ou Slavoj Žižek, c’est prendre le tout (le capitalisme, le monde, et le reste) pour une boîte noire. Cela me rappelle aussi les rastas, qui parlent indifféremment du « système » ou de « Babylone »  (sur les traces des prophètes et apocalypticiens) pour exprimer l’abstraction de ce grand blob impalpable mais de plus en plus contraignant.

Je me suis toujours demandé si c’était un penseur génial ou juste un intellectuel qui avait tout d’un coup renoncé à comprendre quoi que ce fût. Comme ces foules démobilisées qu’il décrit si bien, il en aurait eu marre de cette inflation complexe oppressante du monde. Marre au point de tout simplifier pour produire une pensée poétique démissionaire destinée à détromper ceux qui ont encore la prétention d’expliquer le monde. Face au flux continu et incompréhensible, il n’y avait plus qu’à produire une phénoménologie de sa propre sidération. Une sidération assez proche de celle de l’individu lambda qui regarde son journal ou son fil Facebook en se disant: « Le monde est devenu fou! « . Derrière sa coquetterie stoïque qui s’efforçait, peut-être par politesse, d’être drôle ou paradoxal, il y avait sans nul doute un pessimisme face à ce système, cette néoréalité, ces simulacres qui avaient tout envahi, dissout la réalité (et tué la poésie).